Écoutes de Spectacles

Les Boréades

Paris Palais Garnier 28/03/2003 et 03/04/2003
Orchestre et Choeurs des Arts Florissants
La la la Human Steps, compagnie invitée
William Christie (dm)
Robert Carsen (ms)
Edouard Lock (chg)
Michael Levine (d,c)
Robert Carsen et Peter van Praet (l)
Alphise  :  Barbara Bonney
Sémire  :  Anna Maria Panzarella
Abaris  :  Paul Agnew
Calisis  :  Toby Spence
Borilée  :  Stéphane Degout
Adamas  :  Nicolas Rivenq
Borée  :  Laurent Naouri

Encore une production qui aura eu besoin de quelques représentations-répétitions supplémentaires après la première pour se roder ! Les chanteurs ont pris plus d'assurance, mais cela ne corrige cependant pas quelques erreurs de distribution et l'émission souvent forcée de voix manquant d'ampleur et refusant certaines accommodations vocales sans lesquelles il est difficile de convaincre (et de préserver son instrument vocal pour l'avenir), même dans une salle de taille raisonnable et de bonne acoustique comme le Palais Garnier.

L'ouverture ne manque pas d'allant. Lors de la première, elle a hélas été massacrée par le cor, qui intervenait encore pour de courts mais pénibles motifs pendant le récitatif qui suit. On imagine mal que Rameau ait intégré ces motifs s'il n'avait disposé d'un corniste plus fiable, mais le problème était réglé le 3 avril.
La première partie, regroupant les actes I et II, manque de cohésion et de conviction. à vrai dire, l'équipe entière ne semblait pas convaincue, lors de la première, de la pertinence des options musicales et scéniques choisies. Le spectateur, quant à lui, peut certes déjà deviner, en voyant tomber les feuilles mortes après qu'une prairie fleurie a été "fauchée", que la succession des saisons sera le fil conducteur de la mise en scène, mais cela ne donne guère plus de pertinence à ce fil conducteur.
Il est bien sûr problématique de mettre en scène une oeuvre qui n'offre pas la force dramatique de Castor et Pollux, Hippolyte et Aricie ou Dardanus et qui est d'ailleurs plus un opéra-ballet qu'une tragédie en musique. à la fin du spectacle, le spectateur peut rétrospectivement jouir de la trame qui lui a été proposée et lui trouver un sens, mais sur le coup, toute la première partie apparaît comme une succession passablement gratuite de beaux tableaux.

Si Robert Carsen et Michael Levine se sont entendus pour travailler dans le cadre temporel de la succession des saisons, Edouard Lock et Michael Levine sous sa casquette de costumier y ajoutent un combat entre costumes noirs et sous-vêtements blancs, dont ces derniers sortent vainqueurs ! Ces costumes sont portés tant par les choristes que par les danseurs, ces derniers étant reconnaissables à leur maigreur autant qu'à leur mutisme.
Les noirs témoignent de leur rigidité productiviste par des mouvements frénétiques et désarticulés qui les font s'agiter sur place sans les mener nulle part, même pas à s'unir avec leurs alter ego féminins en bikini noir, tandis que les blancs, plus chanceux, miment en couples une sensualité mollassonne qui présente l'avantage annexe de pouvoir être également jouée par les choristes. L'accoutrement choisi, entre slip et caleçon long, permet à chacun de témoigner de son degré d'exhibitionnisme ou d'aisance physique tout en apportant à l'ensemble une note de liberté individuelle et de variété.

Après le premier entracte, allongé d'une heure le soir de la première non par un dîner de gala mais par une coupure d'électricité extérieure à la maison, l'ensemble paraît plus enlevé. La situation ayant maintenant été exposée, le peu d'action de l'opéra peut avancer. Surtout, même si la mise en scène ne s'accorde pas forcément davantage au texte, Robert Carsen trouve de beaux remplissages pour meubler certains passages orchestraux. Ainsi de la scène où Abaris réveille successivement la troupe des sous-vêtements blancs et la scène suivante où cette "troupe des Plaisirs" (synonyme plus élégant) balaie la neige de la table. (Dit comme ça, ça a l'air idiot, mais c'est très beau !)
Le cinquième acte, après un second entracte, est aussi très réussi.
Le 3 avril, toute la scène "hivernale" acquiert une belle cohérence, comme ensuite celle des "parapluies". Sans doute la scène de la "neige" est-elle d'autant plus forte qu'elle traduit bien la tempête musicale, morceau obligé dans tout opéra baroque !
Avant ces belles scènes, mise en scène et chorégraphie apparaissent d'autant plus faibles le 3 avril que l'orchestre est beaucoup plus à l'aise. On sent d'autant plus qu'elles ne sont pas portées par la musique et font mal passer le texte. Il est par exemple frappant que le librettiste ait pris la peine d'exposer la situation de départ très clairement au tout début de l'oeuvre, mais que la mise en scène et les costumes uniformément gris anthracite ne transmettent ce sens que confusément, même à la deuxième vision. Les gesticulations chorégraphiques des "costumes noirs" tombent toujours aussi à plat, et on finit par regarder ailleurs pour mieux goûter le rythme de la musique, que la danse contredit.
Et pourquoi le strip-tease (partiel !) de Barbara Bonney pendant son air "Un horizon serein", qui pourrait être d'un effet superbe?

Vocalement, cette production est très inégale.
Barbara Bonney n'a pas du tout l'ampleur de ligne vocale requise par son rôle. Si l'on tenait à une vedette étrangère, Renée Fleming aurait été plus adaptée. La voix est souvent tirée, l'aigu parfois presque crié. Le médium sonne creux, avec une impédance rendue très faible par l'ouverture excessive de la bouche et des voyelles. Bref, elle ouvre une large bouche mais il en sort d'autant moins de son que cette ouverture est trop large pour amplifier correctement la fourniture laryngée. Les aigus sortent, mais avec un timbre "tiré" dû à leur émission en pression, à laquelle les cordes vocales ont du mal à résister. De nombreuses finales sont écourtées et étranglées. Apparemment, la pression excessive est brusquement relâchée, ce qui produit presque une terminaison glottique, un "coup de glotte".
Le soir de la première seulement, Barbara Bonney fausse à plusieurs reprises et ses consonnes sont excessivement articulées et "postillonnées" même avant une liaison. Ses reprises de souffle fréquentes sont manifestement trop superficielles. Enfin, Barbara Bonney si admirable et crédible en adolescente l'an dernier au Châtelet dans Arabella est ici costumée et maquillée en rombière, avec le visage dur et anguleux d'une grande dame protestante peinte par Frans Hals, ce qui enlève beaucoup de vraisemblance à son amour pour Abaris... ou du moins à sa réciprocité !

Anna Maria Panzarella chante très honnêtement, avec une ligne vocale et une consistance de timbre, bref une émission bien structurée, même si elle est assez ouverte et non exempte de sons droits, clairs et un peu "tirés" dans l'aigu.

Paul Agnew laisse perplexe. Grossissant souvent sa voix, il semble parfois vouloir imiter Nicolas Rivenq dans l'émission un peu caverneuse à laquelle ce dernier a en bonne partie renoncé ces dernières années. Pourquoi vouloir à tel point "barytonner" quand on prétend incarner des rôles de haute-contre, donc de ténor aigu? Pourquoi vouloir se faire aussi gros que le boeuf si on peut être une bonne grenouille? Paul Agnew élargit et durcit ainsi son résonateur bucco-pharyngé, ce qui le conduit à pousser sa voix pour "soutenir" cette résonance trop lourde. Le soir de la première, ce n'est qu'à la fin du cinquième acte qu'il a retrouvé une émission plus en tête, sans doute aussi confortable pour lui que pour les oreilles des auditeurs, cette émission qui en avait fait un admirable Hippolyte dans cette même salle.
Le 3 avril, Paul Agnew sonnait un peu plus en "tête", mais avec toujours trop d'appuis laryngés, qui provoquent des débuts de son parfois rauques, parfois brièvement aphones. Comme Barbara Bonney, il n'est pas assez en "flow phonation", "phonation de flux" qui se veut également fluide. Il y a trop de pression sous-glottique et de résistance des cordes vocales par rapport au flux d'air. Musculairement, Paul Agnew est hypertonique. Beaucoup de secousses de la tête et du corps rythment son chant et tentent peut-être d'en dénouer les tensions, mais en ajoutent hélas à chaque fois de nouvelles.

Stéphane Degout serait peut-être excellent s'il n'était distribué dans un rôle trop grave pour lui, qui le conduit à appuyer excessivement ses notes graves sur le larynx et à les faire résonner dans un pharynx distendu aux parois durcies.

Toby Spence, plus à l'aise le 3 avril, grossit cependant aussi son médium et force. Émettre ensuite son aigu sans aucune accommodation, avec des voyelles à la fois ouvertes et serrées, lui vaudrait certainement de beaux succès en comédie musicale, où l'amplification lui permettrait de ne pas forcer sa voix, mais ne peut être une option valable (et encore moins une exigence) à l'opéra, surtout dans une salle où l'acoustique naturelle n'est pas encore amplifiée électroniquement. Actuellement, seules les oreilles de quelques professeurs de chant et amateurs grincent à ce type d'émission, qui risque cependant de réduire la longévité vocale de ce chanteur.

Au cours de la première partie, Nicolas Rivenq est le premier chanteur à avoir une émission agréable, sonore sans être forcée et faisant admirablement passer son texte comme son personnage. Il est toujours superbe le 3 avril.

Le soir de la première, Laurent Naouri "aboie" plus que jamais mais réussit à "aboyer sur le souffle", crachant ses consonnes sans raideur et sans handicaper ses voyelles et préservant ainsi son instrument vocal. Le 3 avril, son émission est plus équilibrée tout en gardant autant d'impact. Il semble insuffler une énergie démoniaque à l'ensemble du plateau ! Il serait dommage pour une voix qui n'a rien de "bouffe" de se priver du legato dont elle est capable, au risque de se laisser enfermer dans des rôles de méchants de tragédie lyrique ou d'opérette.

Les représentations suivantes ont largement corrigé l'imprécision de l'orchestre et le fréquent "urlo francese" des voix de la première, mais cette production n'est cependant toujours pas entièrement convaincante.