Écoutes de Spectacles

Siegfried

 • Munich • 15/05/2003
Orchestre d'État de Bavière
Zubin Mehta (dm)
David Alden (ms)
Nike Wagner (dr)
Gideon Davey (dc)
Max Keller (l)
Siegfried  :  Stig Andersen
Mime  :  Helmut Pampuch
Wanderer  :  John Tomlinson
Alberich  :  Franz-Josef Kapellmann
Fafner  :  Kurt Rydl
Erda  :  Anna Larsson
Brünnhilde  :  Gabriele Schnaut
Waldvogel  :  Margarita De Arellano

photo © Wilfried Hösl

Siegfried fait partie de la nouvelle production de la Tétralogie que propose l'opéra de Munich en 2002-2003, à l'occasion des 350 ans d'opéra à Munich. Ayant été directement mise en scène par David Alden après le décès d'Herbert Wernicke en avril 2002, cette journée a du coup été créée avant la Walkyrie, dès novembre 2002. On aurait pu penser que la mise en scène de la Walkyrie, créée le 7 mai 2003, aurait représenté un aboutissement, mais c'est en fait Siegfried qui donne une plus grande impression d'approfondissement et de cohérence. Certes, David Alden y fait aussi feu de tout bois et n'hésite pas à changer radicalement d'atmosphère entre les actes, mais il a au moins jeté un pont entre l'atelier de réparation automobile du premier acte et la voiture accidentée de Brünnhilde au troisième.

Les lecteurs non prévenus pourront certes s'étonner de ce leitmotiv automobile. Comment David Alden en est-il venu là? L'idée de départ a dû être le portrait d'un Siegfried adolescent, actualisé à l'époque des "trente glorieuses", âge en lui-même adolescent puisque fondé sur une croyance en un progrès ininterrompu et en l'existence de ressources énergétiques illimitées !
Stig Andersen est excellent dans ce rôle d'adolescent, dont il a l'allure et la fraîcheur vocale. Il campe donc une sorte de James Dean, et voici notre leitmotiv automobile tout trouvé !

Si la mise en scène de cette journée est si séduisante, c'est aussi que Siegfried se prête bien mieux que l'héroïque Walkyrie à l'ironie et au décalage pratiqués par David Alden, grâce à toute la "quincaillerie" qui en fait déjà une sorte d'opéra bouffe, du moins relativement au reste du cycle. Siegfried multiplie en effet les effets sonores et visuels potentiellement comiques ou pittoresques : voix de Mime (au timbre souvent caricaturalement nasal et vilain de "traître d'opérette") et de Fafner (qui chante généralement hors-scène dans un porte-voix), bruits de la forge, "murmures de la forêt" et oiseau dont Siegfried comprend miraculeusement les paroles !

Au premier acte, Mime est donc un garagiste assez miteux. Le Voyageur dort sous le plancher comme un clochard dormirait sous un pont. Siegfried a une mezzanine très réussie mi adolescent rebelle mi enfant attardé. Son accoutrement rappelle celui d'un Ossi (allemand de l'est) au moment de la réunification. L'ensemble est d'un kitsch délicieux. Il chante son invective à Mime comme en reproduisant ce qu'il entend sur son walkman, en dansant aux accents de son propre chant.
Mime est aux petits soins pour Siegfried, n'hésitant pas à enfiler des souliers roses et un tablier à fleurs pour lui préparer à manger, passer l'aspirateur ou broder ! S'il a un placard rempli d'armes (dont il menace le Voyageur), il ne paraît pas très méchant, juste "bête et méchant" mais plutôt inoffensif.
Le Voyageur Wotan a on ne peut mieux abandonné toute divinité. Il ne redevient impressionnant que pour prononcer la sentence de Mime après qu'il a échoué à répondre à ses trois questions. Cette épreuve n'est même pas un jeu télévisé, mais les chiffres 1, 2 et 3 s'affichent quand même au-dessus des "candidats". Ici comme dans la Walkyrie, on a donc l'impression que David Alden s'est parfois arrêté à mi-chemin, qu'il a ébauché des pistes sans exclusive et sans aller jusqu'au bout de chacune. Il a renoncé par exemple à traiter tout Siegfried comme un "road movie".

Siegfried forge l'épée dans le moteur de la "Cadillac" du garage et tape dessus avec tout ce qui lui tombe sous la main, y compris un marteau-piqueur. Le pare-chocs lui servira encore de gaine à l'acte suivant ! Pour refroidir la lame, il la plonge dans la cuvette des WC où il vient de pisser, détail ironique qui fait mouche car il ne fait que prolonger la bimbeloterie wagnérienne dans le même esprit.
Comme dans la Walkyrie, David Alden récupère le passé militaire allemand avec un goût digne de "Benny Hill". Ici, c'est Mime qui met un casque à pointe prussien pour conduire Siegfried à Fafner !

L'acte II nous montre Alberich et le Voyageur se passant un porte-voix pour parler à Fafner, ce qui est aussi efficace scéniquement que vocalement ! Au-dessus d'eux, une reproduction d'un tableau du Douanier Rousseau. Ce tableau gagne une troisième dimension pour livrer passage à Mime et à Siegfried, à demi dissimulés par les plantes exotiques ! Clin d'oeil aux toiles peintes qui étaient l'ordinaire des théâtres à l'époque de Wagner?

La scène des murmures de la forêt est l'occasion de faire voler, marcher ou danser des oeufs géants tout droit sortis d'un tableau de Jérôme Bosch ! Siegfried gobe un oeuf avant d'y percer des trous pour en faire l'instrument avec lequel il tente d'imiter les oiseaux. Devant l'échec de ce procédé, il laisse tomber cet oeuf, un poussin mécanique en sort, et il insère une cassette dans le radio-cassettes portable qui lui tient lieu de cor !

Fafner semble représenté par un gros oeuf qui "éclot" également sur scène, dont le blanc et le jaune se répandent en gonflant avant de révéler la forme d'une bonne grand-mère, figure maternelle idéale que Siegfried n'a pas connue? C'est en tout cas dans son oeuf que Siegfried enfonce son épée. Fafner mourant apparaît alors sur un lit d'hôpital à roulettes, et c'est le sang de sa perfusion qui permet à Siegfried de comprendre le chant des oiseaux ! On découvrira aussi que l'infirmière qui pousse le lit et le médecin qui surveille l'état du malade ne sont autres que Mime et Alberich déguisés ! Comme on le voit, David Alden ne recule devant rien et exploite un angle d'attaque après un autre...

L'oiseau sort bien sûr lui aussi d'un oeuf. Il s'agit d'une ravissante pin-up qui ne manquera pas d'exciter la concupiscence du Voyageur.
À l'acte III, Erda est encore un autre fantasme de Wotan, sous l'apparence d'une vamp en veste de léopard et mini-jupe. Si l'oiseau était une pin-up délurée, la "femme la plus sage du monde" doit au moins être une call-girl de luxe !

John Tomlinson est encore plus en voix que le 11 dans la Walkyrie, avec davantage d'harmoniques. Son début d'acte III est à nouveau aussi prodigieux que son adieu de la Walkyrie. Comme ce doit être excitant (et rare !) pour un orchestre, de pouvoir jouer à pleine puissance en accompagnant un chanteur ! L'ironie de l'histoire est peut-être que John Tomlinson aussi a fait ses armes à l'ENO (English National Opera), comme David Alden et le directeur de l'opéra Sir Peter Jonas, alors qu'il incarne ici l'idéal du chanteur wagnérien, avec une voix pleine et généreuse sans aucun serrage.
Anna Larsson a un timbre superbe, dont elle peut jouer sans avoir à lutter contre l'orchestre, toujours piano pendant ses interventions.
Stig Andersen sonne bien "de loin", mais vu de près, le recul fréquent de sa langue, sa nuque un peu cassée et les tensions parfois de son résonateur buccal dans l'aigu font penser que sa voix pourrait s'épanouir encore. Le médium est certes superbe de naturel, les graves sonnent mieux que ceux de Peter Seiffert (Siegmund de la Walkyrie), et Placido Domingo a fait la carrière que l'on sait sans jamais se départir de cette même manière d'aborder les aigus - qu'il n'a cependant du coup jamais vraiment possédés.
Franz-Josef Kapellmann est un Alberich très bien sonnant, avec une émission brillante de baryton aux aigus faciles. Ce n'est qu'en duo avec Mime qu'il prend un timbre plus vilain, en imitation ténorisante de ce dernier.
Helmut Pampuch joue son rôle à merveille, même si l'on a entendu des Mime vocalement plus incisifs.

À l'acte III, le cheval de Brünnhilde est une voiture à moitié enfoncée dans une chaussée inclinée. Siegfried chante tout le début de la scène en l'absence de Brünnhilde, comme s'il la voyait devant lui. Ayant découvert la peur en même temps que la féminité, il plante son épée dans le sol et se réfugie derrière. Stig Andersen joue très bien tout ce passage. Ses "erwache" sonnent aussi très librement. Brünnhilde apparaît enfin par en-dessous du plan incliné qui figure la route, titubant comme l'héroïne brune de "Mulholland Drive" de David Lynch, et va tomber sur la forme à la craie qu'a précédemment tracée le Voyageur.

Siegfried n'a pas du tout touché et encore moins embrassé Brünnhilde pour la réveiller. Ils jouent toute la suite de la scène à distance l'un de l'autre, et on peut presque regretter que David Alden ait respecté ce moment de chant pur au lieu d'y introduire quelques éléments scéniques ironiques ou non. Brünnhilde apparaît d'abord vêtue de son habit masculin de meneuse de revue, qui lui tient lieu d'armure, puis s'en dépouille en découvrant une robe noire.
Gabrielle Schnaut est très en voix dès son "réveil" mais son émission, dépourvue des nuances qu'elle apportait dans la Walkyrie, garde une certaine monotonie tout du long du duo, auquel Stig Andersen n'apporte pas non plus une grande variété. Ce qui devrait être le point culminant de l'oeuvre se trouve donc légèrement en retrait. La réussite de cette deuxième journée de la Tétralogie aurait sinon été complète !

Une bonne nouvelle pour les amateurs est que même si la salle était ensuite quasi comble, il restait des places en ligne quelques jours avant et plusieurs personnes en vendaient sur les marches. Le public était aussi moins habillé que pour la Walkyrie, peut-être parce que Siegfried avait déjà été donné en novembre dans cette nouvelle mise en scène, et parce que cette représentation avait lieu à 16h un jour de semaine.