Écoutes de Spectacles

Les Troyens

 • Paris • 14/10/2003
Orchestre Révolutionnaire et Romantique
Monteverdi Choir
Choeur du Théâtre du Châtelet
Chef de choeur : Donald Palumbo
Sir John Eliot Gardiner (dm)
Yannis Kokkos (ms,dc)
Richild Springer (chg)
Éric Duranteau (v)
Patrice Trottier (l)
Didon  :  Susan Graham
Cassandre  :  Anna Caterina Antonacci
Anna  :  Renata Pokupic
Ascagne  :  Stéphanie d'Oustrac
Énée  :  Hugh Smith
Chorèbe  :  Ludovic Tézier
Narbal, le Grand Prêtre  :  Laurent Naouri
Iopas  :  Mark Padmore
Hylas, Hélénus  :  Topi Lehtipuu
Le Fantôme d'Hector  :  Fernand Bernadi
Panthée  :  Nicolas Testé
Priam, Mercure  :  René Schirrer
Un Chef Grec  :  Robert Davies
Sentinelles troyennes  :  Laurent Alvaro,
Nicolas Courjal
Hécube  :  Danielle Boutillon

photo © Marie-Noëlle Robert

Les Troyens sont enfin de retour à Paris, treize ans après le spectacle inaugural de l'opéra Bastille, divisé alors en deux soirées et peu satisfaisant. Si ces soirées avaient laissé du chef d'oeuvre de Berlioz l'impression d'un grand opéra plutôt pompier, voire ennuyeux ou parfois ridicule, la dernière reprise new-yorkaise (et les productions précédentes du Met, au dire de leurs spectateurs) en avait révélé toute la subtilité et la variété, ainsi que la force dramatique, insoupçonnable à l'époque à Bastille !

La production du Châtelet est présentée comme la première intégrale donnée à Paris, grâce à quelques ballets coupés en 1990, et bénéficie d'instruments d'époque d'Adolphe Sax pour la musique de scène. Le travail effectué par John Eliot Gardiner est certes également excellent, mais il ne s'en dégage cependant pas la passion que James Levine insuffle à cette oeuvre qu'il aime et défend comme personne.

À New-York en février dernier, les deux parties (à Troie et à Carthage) étaient incroyablement contrastées, très rude pour la première, d'une sublime suavité pour la deuxième. Ces couleurs différentes étaient largement créées par l'orchestre et son chef.
À Paris, l'acoustique du Châtelet et la position très haute et très ouverte de la fosse d'orchestre donnent à l'ensemble une sonorité claire, parfois clinquante. Les instruments plus ou moins d'époque déçoivent : les cordes graves, si importantes chez Berlioz, n'ont pas la rugosité excitante des instruments anciens, et ni les cuivres ni les bois n'ont la couleur des instruments naturels. Ceci s'explique aisément par le fait que les instruments d'Adolphe Sax étaient justement à la pointe du progrès de leur époque, en proposant des pistons et embouchures permettant de jouer dans toutes les tonalités, avec donc des demi-tons parfaitement plats !
Ni la sauvagerie guerrière de la première partie ni la tendresse et l'extase de la deuxième ne sont complètement rendues. Peut-être le désespoir final de Didon est-il le passage le plus réussi par l'orchestre, qui trouve enfin plus de chaleur et de cohésion.

Yannis Kokkos a joué la sobriété, l'économie peut-être aussi. Tous les moyens de la production semblent avoir été consacrés au plateau vocal (et à l'orchestre !), ce qui n'était pas a priori un mauvais choix !
L'épure ainsi présentée n'empêche pas l'émotion de passer, notamment dans la très belle scène du sacrifice des Troyennes. C'est là aussi plutôt la clarté de l'acoustique qui empêche de rentrer dans le spectacle aussi profondément qu'au Met l'hiver dernier. Voir (presque?) tous les chanteurs affublés de micros en haut du front et de câblage dans les cheveux et la nuque n'aide pas non plus à se concentrer sur leurs performances, de la portée réelle desquelles on est amené à douter. Anna en particulier est affublée d'un micro au milieu du front qui la fait ressembler à une Cindy de comédie musicale ! Mais le Chef Grec a beau porter un micro comme les autres, sa voix ne porte pas pour autant ! Si ces micros servent à une amplification des voix dans la salle et non seulement à l'enregistrement radio et télé, le résultat sonore est particulièrement discret et convaincant, et pourrait être justifié par la sonorité très ouverte de l'orchestre.

Si Yannis Kokkos était d'abord décorateur, sa direction d'acteurs est sobre et efficace. Les décors sont réduits à un miroir de fond incliné qui reflète le plateau et des projections sylvestres ou aquatiques sur des voiles faisant écran. Et le cheval? Sa tête apparaît aussi sur le miroir. Et le fantôme d'Hector? Son visage est projeté sur un des écrans-voiles, puis il apparaît en chair et en os derrière ce même voile, dans un costume loqueteux digne d'un train-fantôme de Luna Park.
Le plateau nu s'ouvre parfois, par exemple pour laisser monter Antigone et son fils, et un escalier l'agrémente ensuite. Cet espace échoue à évoquer quoi que ce soit mais ne nuit pas non plus à l'action. Carthage est tout de même bien différenciée de Troie, grâce à un code de couleurs très différent, blanc avec des touches de couleurs pastel.

Les ballets ont été conservés mais, intelligemment peut-être, remplacés scéniquement par des défilés de personnages pittoresques comme les artisans de Carthage. à l'acte IV, le ballet est à nouveau décoratif et poétique, mais inclut de vraies séquences dansées. Il se termine par une très belle séquence "orientale", avec chant lui aussi "oriental" et instruments à cordes transformés en guitares ou percussions, créant une atmosphère très séduisante !

Le surtitrage en français est bien utile pour les choeurs, surtout le choeur d'entrée, mais en général superflu pour les solistes, à la diction excellente. Si le choeur d'entrée manque de basses et sonne un peu criard, le choeur masculin du cinquième acte est superbe. Les visages et attitudes des choristes sont toujours expressifs et bien en situation, tandis que leur répartition sur la scène évoque telle ou telle composition de David !

Anna Caterina Antonacci nous offre une Cassandre plus lyrique que tragique, à l'opposé du chant laid mais engagé de Deborah Voigt au Met.

Ludovic Tézier promène comme à son habitude son air blasé et impose sa voix solide et riche, parfaitement équilibrée. Il impose un Chorèbe de bien meilleure tenue que Richard Zeller au Met. On peut se demander pourquoi sa carrière n'a pas encore vraiment "explosé". Cet air blasé, justement? Cette apparence de trop grande facilité? Une voix trop impressionnante en direct pour être bien captée par les micros, comme on pouvait le constater cette semaine en l'entendant dans une mélodie des Nuits d'Été au foyer du théâtre du Châtelet puis sur France-Musiques. On aurait d'ailleurs bien aimé que "Sur les lagunes" lui soit aussi attribuée, le concert réunissant également Stéphanie d'Oustrac et un Topi Lehtipuu à l'émission raide, moins séduisant qu'en Hylas. Si les amateurs de beau chant français ne peuvent pas encore entendre Ludovic Tézier dans les plus grands rôles, ils peuvent en profiter pour obtenir facilement des places pour aller l'écouter loin de tout tapage médiatique.

Stéphanie d'Oustrac est aussi craquante en jeune homme qu'en jeune femme et est vocalement superbe.

Hugh Smith même est compréhensible, péchant en fait plus par surarticulation que par manque d'articulation ! Sa voix est tendue dans l'aigu dès son entrée. Son émission est claire, parfois en "snarl" à l'américaine, mais plus clair que méchant. Beaucoup de ses voyelles sont trop ouvertes, ouverture excessive qu'il accentue même souvent physiquement en penchant la tête en arrière.
Il donne parfois l'impression de vouloir imiter Ben Heppner, notamment dans l'air que ce dernier a enregistré dans son magnifique album d'airs d'opéras français. Ben Heppner ferme beaucoup mieux ses sons et négocie mieux son passage en tête, mais Hugh Smith chante quand même mieux cet air que le reste de son rôle, malgré les brusques ouvertures buccales trop antérieures et excessives qu'il intercale ici et là.
Hugh Smith émet de nombreux sons sur des positions articulatoires caricaturales qui cassent sa ligne vocale et empêchent tout legato. Il rappelle ces victimes malheureuses de chefs de chant tyranniques exigeant des voyelles identiques sur toute l'étendue de la tessiture, à la différence près que tous les autres chanteurs de la production semblent avoir effectué un travail remarquable avec Nathalie Steinberg et Emmanuel Olivier. On se demande alors comment Hugh Smith a pu passer au travers en conservant des défauts si manifestes.

Après un début à l'émission un peu dure, serrée entre les dents, Susan Graham culmine en une scène finale magnifiquement libre et engagée. Son duo avec Énée, où elle tient royalement sa partie dans un français charnu, chaud et lié, est malheureusement massacré par Hugh Smith.

Renata Pokupic n'a pas encore la maturité et n'aura peut-être jamais la couleur vocale d'une Anna. Son timbre semble d'abord artificiellement grossi. Il s'allie ensuite bien en duo avec celui de Susan Graham mais ne s'épanouit complètement qu'ensuite avec Narbal, quand elle peut libérer la résonance naturelle de sa voix dans une couleur plus proche que complémentaire de celle de Susan Graham.

Laurent Naouri est comme à son habitude bien sonore et ne cogne pas son émission en accents excessifs comme il le fait trop souvent.

Mark Padmore chante une très belle chanson d'Iopas, surtout dans sa dernière reprise, plus piano et en tête.

Un spectacle donc très intéressant mais pas totalement enthousiasmant, qu'il faut aller voir avec Gregory Kunde en Énée - ce que je n'ai pas fait en allant voir la dernière le 29, qui affichait elle aussi Hugh Smith.