Écoutes de Spectacles

Le Bourgeois Gentilhomme

 • Paris • 03/03/2006
Le Poème Harmonique
Ensemble Musica Florea (Marek Stryncl)
Vincent Dumestre (dm)
Benjamin Lazar (ms)
Cécile Roussat (chg)
Adeline Caron (d)
Alain Blanchot (c)
Christophe Naillet (l)

Comédiens :
Olivier Martin Salvan : Monsieur Jourdain
Nicolas Vial : Madame Jourdain
Louise Moaty : Lucile
Benjamin Lazar : Cléonte, Le maître de philosophie
Anne-Guersande Ledoux : Dorimène
Lorenzo Charoy : Dorante, Le maître d'armes
Alexandra Rübner : Nicole, Le maître de musique
Jean-Denis Monory : Covielle, Le maître tailleur
Julien Lubek : Le maître à danser

Chanteurs :
Arnaud Marzorati : Le Mufti, Le vieux bourgeois babillard, L'élève
Anne Magouët : La musicienne, La femme du bel-air, L'Italienne
François-Nicolas Geslot : Le 1er musicien, La vieille bourgeoise babillarde, Un Espagnol, Un Poitevin
Serge Goubioud : Un Gascon, Un Poitevin, Un chanteur
Lisandro Nessis : Un Espagnol, Un Gascon, Un chanteur
Emmanuel Vistorky : Un Espagnol, L'homme du bel-air, Un chanteur
Arnaud Richard : L'Italien, Le Suisse



DR

S'il est un spectacle d'art total, c'est bien celui-là ! Vincent Dumestre à la direction musicale, Benjamin Lazar à la mise en scène et Cécile Roussat à la chorégraphie ont réinventé cette comédie-ballet dans l'esprit de sa création. Oeuvre en elle-même riche et hybride, ce Bourgeois Gentilhomme mêle d'intermèdes musicaux, chantés ou dansés le texte bien connu de Molière.

Ce spectacle est un enchantement. Au confluent de plusieurs arts, il est aussi au confluent de plusieurs parcours artistiques. Pour le spectateur ayant vécu une part de la "réinvention" du répertoire baroque, c'est un flot de réminiscences, un sommet d'émotions conjuguées. Le choc de se retrouver vingt ans en arrière à la création d'Atys de Lully par Christie et Villégier, ou plus encore à celle de Médée de Charpentier en 1993. Cette dernière production, sans être éclairée à la bougie, baignait dans une splendide atmosphère dorée, dans ces couleurs chaudes qui mettent tellement en valeur ce Bourgeois. Le Malade Imaginaire avait aussi été monté en 1990 par Villégier, mais sans atteindre à cette intensité d'évocation. Ce même Bourgeois n'avait-il pas été donné avec son ballet turc, mais sans le ballet final?
Plus que tout, l'éclairage par une rampe de bougies et quelques lustres descendus des cintres pour les numéros de ballets nous transporte instantanément, et la diction "reconstituée" nous fait entrer dans l'oeuvre avec une intensité impossible sans elle. Ces deux éléments magiques réveillent à leur tour le souvenir des pièces de Corneille montées par Eugène Green à la Cartoucherie en 1996. Allant plus loin encore qu'Eugène Green, Benjamin Lazar a permis à ses interprètes masculins de se réapproprier totalement leur "voix de tête". Il n'en résulte nullement un effet comique grossier, mais une riche palette d'inflexions quasi-musicales, qui rappelle, plus encore que le Kabuki, le théâtre chinois présenté il y a quelques années à la Villette. Mais ne trouve-t-on pas ces inflexions dans les enregistrements conservés de Sarah Bernhardt, voire dans nos souvenirs les plus anciens de la Comédie Française?
Pour la danse, impossible de ne pas se rappeler Francine Lancelot et la "Belle Dance", mais on retrouve aussi le mime, la commedia dell'arte et plus généralement le théâtre de tréteaux si à la mode pendant les années 90.

Certes, les entrées qui concluent l'oeuvre sont bien longues, si l'on considère le caractère convenu de leurs arguments comme de leurs musiques. Certes, les pièces vocales sont chantées avec des émissions et des timbres parfois un peu bruts et moyennement harmonieux - peut-être dans l'idée là aussi d'une reconstitution d'époque. Certes, les cordes de Musica Florea jouent l'ouverture sans ensemble ni tonus et ne font preuve d'aucun génie par la suite. Si ce spectacle est à la convergence de plusieurs expériences artistiques et esthétiques, c'est aussi une réalisation un peu bâtarde : conçu en 2004 pour des salles plus petites, il s'étend ici aux limites de ses possibilités. Heureusement, un second cadre de scène plus petit rétrécit celui du théâtre des Champs-Élysées, et une bonne partie du jeu s'effectue, bougies obligent, près de la rampe. Les interprètes font d'ailleurs preuve d'une séduisante maîtrise des effets de cet éclairage. L'orchestre est fourni, mais le "corps de ballet" fort réduit. Sans aucun faste dans les entrées de ballet, qui sont plutôt des numéros de théâtre de tréteaux, on est sans doute plus proche de la rue, de la foire que de la Cour. Cela n'enlève rien bien sûr à la magie de cette production, mais devrait venir tempérer le discours un peu ronflant des protagonistes dans le programme de salle. Sur scène, ils nous offrent heureusement une ambiance de troupe bien plus sympathique !

Ce n'est pas un moindre mérite de ce style de jeu ancien que de permettre à tous les comédiens de jouer à merveille. On rit au formidable Monsieur Jourdain d'Olivier Martin Salvan, à la Madame Jourdain travestie de Nicolas Vial, au Covielle de Jean-Denis Monory ou au maître de philosophie de Benjamin Lazar lui-même. Les expressions des visages sont mises en valeur par l'éclairage. La mise en scène pousse à bout les situations et en tire tout le suc comique. Elle utilise parfaitement l'espace, en relation fluide et intelligente avec la gestuelle baroque et la danse. On jouit à 100% de chaque réplique. Contraste parfait avec le calamiteux Cid donné cette saison à la Comédie Française, anémique, vain, sans intelligence, sans verve, sans mouvement et sans beauté.

Si une petite partie du public a semblé s'être trompé de spectacle, sa grande majorité a manifesté un enthousiasme délirant au rideau final. On est juste un peu triste et ébahi de n'avoir rien vu d'aussi réussi depuis dix ans, comme si la merveilleuse énergie et les merveilleuses promesses de la redécouverte du baroque s'étaient dissoutes et égarées en chemin pour ne se recristalliser que par miracle dans ce spectacle. Souhaitons que nonobstant les ambitions de chacun et l'aveuglement des institutions, ce soit un nouveau départ pour un art total et inventif, qui remplace le courage apparent de la relecture moderne par celui autrement plus fécond de la plongée entière dans un univers d'évocation magique, faisant ressurgir les émotions les plus profondes comme un génie d'une lampe à huile.