Écoutes de Spectacles

La Biennale d'art vocal de la Philharmonie se termine en beauté par un week-end consacré au Lied. Il permet d'entendre rien moins que quatre barytons ! Tous germanophones, ils offrent cependant une palette de styles et de couleurs vocales différents. Le répertoire présenté par chacun influe naturellement sur leur vocalité : ainsi, le programme classique de Christian Immler est d'une écriture vocale moins souple, avec des contrastes et des intervalles plus rudes à gérer. Mais au-delà de cette influence du répertoire, c'est le rapport au souffle qui distingue le plus nos quatre chanteurs. à un bout de l'échelle, Thomas E. Bauer fonde son émission sur le souffle, au point de le faire souvent entendre dans sa voix, en effets parfois excessifs - même si des paroles comme "Säuselnde Lüfte" y invitent naturellement. à l'autre bout, Christian Immler semble penser l'émission vocale en termes de timbre plutôt que de souffle : plus qu'une ligne de souffle animant des paroles et une résonance, on entend le placement d'une résonance qui semble précéder et dominer le texte et la ligne musicale. Entre les deux, Christian Gerhaher et Georg Nigl connectent parfaitement leur voix à leur souffle, avec un engagement physique magnifiquement global, au service d'un phrasé musical à la fois naturel et très engagé, jamais neutre.


Bauer : Schubert - Le Chant du Cygne R

 • Paris • 27/01/2017
Thomas E. Bauer, baryton
Jos van Immerseel, piano

Jos van Immerseel joue sur un fac-simile de sa propre collection, d'un piano Anton Walter de la fin du XVIIIe. Il sonne d'abord très en retrait, puis on s'habitue à son faible volume sonore et on réussit à entendre sa voix dialoguant avec celle du chanteur. En bon chanteur baroque et chambriste, Thomas E. Bauer n'utilise heureusement pas de résonance "opératique" uniforme et forcée. Il séduit par un beau timbre et surtout un phrasé naturel et vivant, porté par le souffle comme écrit plus haut.

Le baryton a beaucoup réfléchi et travaillé sur ses attaques. Il use et abuse d'attaques soufflées mais aussi de consonnes non seulement anticipées mais exagérément étirées quand elles sont voisées. Cela renforce peut-être le texte et sa déclamation mélodramatique, mais crée un rubato et une instabilité vite lassantes.
Si ses amorces de phrase sont souvent soufflées et des passages piano détimbrés en quasi falsetto, comme dans Ihr Bild, les forte sont par contraste un peu forcés, par exemple dans le Doppelgänger.

En bis, on accepte par contre totalement l'enrichissement personnel que Thomas Bauer apporte à An die Musik, dont ses demi-teintes, ses retards soufflés et son rubato renouvellent l'intérêt.


Gerhaher : Schumann - Liederkreis R

 • Paris • 27/01/2017
Christian Gerhaher, baryton
Gerold Huber, piano

Ce Liederkreis n'est pas un cycle de Schumann mais le superbe programme de récital concocté par Christian Gerhaher et Gerold Huber. Le premier Lied de l'opus 83 en est l'exergue : "Lieben, von ganzer Seele lieben" ! Mais il se nomme tout de même Resignation, et donne le ton plus mélancolique qu'exalté de la soirée. La première partie s'achève sur le Requiem de l'opus 90 : "Ruh' von schmerzensreichen Mühen aus und heißem Liebesglühen" ! Le poète Lenau mourra de la syphilis le 22 août 1850, trois semaines après la mise en musique de ce cycle par Schumann.

Déjà très apprécié en 2009 à l'Auditorium du Musée d'Orsay et ici-même en 2015 dans un programme Mahler, Christian Gerhaher séduit toujours par la sincérité de son émission, la justesse de son phrasé, la qualité de sa diction et de son legato.

Après l'entracte, Christian Gerhaher nous offre une version subtile et fort peu martiale de Die beiden Grenadiere. Die Nonne, du même opus 49, reprend le thème musical déjà associé par Schumann à cet archétype dans l'opus 35. Les deux interprètes rendent ensuite mieux justice que personne auparavant à la variété de nuances et de styles de l'opus 24 sur des poèmes de Heine, sans jamais d'excès dans la rudesse ni dans le détimbrage. Généralement perçu comme une collection hétéroclite plus que comme un cycle du niveau des Dichterliebe opus 48, l'opus 24 acquiert ce soir une légitimité et une importance inédites. Le programme ne nous offre pas les Dichterliebe sinon en creux, à travers les autres poèmes de Heine mis en musique par Schumann, y compris les quatre issus du même cycle de poèmes (Lyrisches Intermezzo) et ensuite exclus du cycle schumannien, mais inclus dans les opus 127 et 142.
En bis nous sont offerts Warnung opus 119 et Mein schöner Stern opus 101.


Immler : An die Hoffnung R

 • Paris • 28/01/2017
Christian Immler, baryton
Kristian Bezuidenhout, piano

Comme écrit ci-dessus en introduction, Christian Immler semble moins poser sa voix sur le souffle et laisser son timbre apparaître que rechercher ce timbre a priori, comme le font de nombreux chanteurs de musique baroque devant incarner des affects et des archétypes (dieux, grand-prêtres...) plus que des êtres humains - et devant souvent chanter dans une tessiture de basse quand ils sont barytons. Certaines voyelles sonnent "surtimbrées" et ses "i" un peu grinçants. Son programme se prête aussi davantage à cette caricature, commençant par un Lied maçonnique assez "tarte" de Mozart, dans lequel son émission est un peu trop ouverte. Suit un des Lieder les plus pompiers de Schubert, Prometheus. Heureusement, après deux Lieder de Beethoven académiques et mal écrits pour la voix, An die Hoffnung qui donne son titre au concert et Der Liebende, le cycle An die ferne Geliebte est enfin bien écrit pour la voix, qui peut y exposer des couleurs et des articulations variées. Christian Immler peut y exprimer davantage de souplesse. Le premier Lied de Haydn a également beaucoup de charme, relevant davantage de l'Empfindsamkeit, mais le dernier est musicalement décevant, bien que ses paroles concluent bien le concert : "Das Leben ist ein Traum" !

Kristian Bezuidenhout joue sur un piano Brodmann de 1814, appartenant au Musée de la musique, bien plus sonore que le piano-forte de Jos van Immerseel.


Nigl : Mythologie R

 • Paris • 28/01/2017
Georg Nigl, baryton
Ensemble Claudiana
Andreas Staier, piano
Miquel Bernat, percussions
Luca Pianca (dm)

Georg Nigl nous offre rien moins qu'un concentré de quatre siècles d'histoire vocale ! Pour cette performance, il s'offre le luxe de s'adjoindre un ensemble de musique ancienne (certes réduit, sous la direction de Luca Pianca), un éminent accompagnateur au piano (Andreas Staier) puis un excellent percussionniste (Miquel Bernat). Ayant incarné sur scène l'Orfeo de Monteverdi, Georg Nigl n'est nullement étranger à ce répertoire, où il exécute le trillo ribattuto avec bien plus de naturel que Nella Anfuso ! On ne regrette que laa brièveté des extraits choisis, entrecoupés d'interludes instrumentaux loin d'être passionnants. Vi ricorda, o bosch' ombrosi est au contraire idéalement dansant et tonique.
L'écriture contemporaine pour la voix de baryton serait également bien appauvrie sans Georg Nigl, dont on a pu admirer en 2011 aux Bouffes du Nord la création de O Mensch de Pascal Dusapin.

Mythologie oblige, Georg Nigl interprète plusieurs des Lieder les plus "lourds" de Schubert. Il les fait sonner de telle manière qu'il semble à l'entendre que Wagner n'a rien inventé : Wotan pourrait chanter Gruppe aus dem Tartarus ! Son expérience de la scène et son intense expressivité autant physique (et quasi chorégraphique) que vocale font redécouvrir ces Lieder habituellement plutôt ennuyeux. Fragment aus Aeschylos est animé par une puissance toujours vivante et souple, un phrasé porté par le souffle et le corps totalement présent et unifié depuis la plante des pieds, une voix centrée et fondant les registres de la manière la plus efficace. Son Prometheus est étonnamment humain et expressif.
Le jeu clair et structuré d'Andreas Staier offre à Georg Nigl un soutien élégant et efficace.

En dernière partie commence la vraie "performance", avec la pièce attachante mais comique (volontairement ou non?) de Iannis Xenakis, Kassandra, pièce d'un quart d'heure ajoutée en 1987 à l'Oresteïa. Le baryton y gratouille un "psaltérion à vingt cordes" en alternant les lamentations d'une pleureuse à la voix d'onnagata et les interjections viriles d'un Eitaro Shindo - mais en grec.