Écoutes de Spectacles

Kein Licht

 • Paris • 18/10/2017
Orchestre United Instruments of Lucilin
Julien Leroy (dm)
Nicolas Stemann (ms)
Philippe Manoury (mixage et performances électroniques)
Claudia Lehmann, (v)
Katrin Nottrodt, (sc)
Marysol del Castillo (c)
Rainer Casper (l)
Sarah Maria Sun, soprano
Olivia Vermeulen, mezzo
Christina Daletska, contralto
Lionel Peintre, baryton
Caroline Peters, comédienne
Niels Bormann, comédien
Cheeky, chien

Fruit d'une commande d'Olivier Mantei, directeur de l'Opéra Comique, Kein Licht est créé ici ce soir après l'avoir été à la Ruhrtriennale de Duisburg et à l'Opéra du Rhin à Strasbourg. C'est une oeuvre novatrice de grandes proportions, un thinkspiel d'après l'heureuse formule de Philippe Manoury, qui doit donc donner non seulement à entendre et à voir mais aussi à penser !

Kein Licht est fondé sur des textes d'Elfriede Jelinek, autrichienne autrice nobélisée, dont l'écriture quoique destinée à la scène est postdramatique, c'est à dire faite de fragments de discours successifs et superposables, non attribués à des personnages uniques et ne construisant pas une intrigue théâtrale. Delphine Klein explique cela très bien dans le programme de salle : « Jelinek est convaincue que l'unité traditionnelle du personnage dramatique ne reflète qu'artificiellement la réalité de notre façon d'être au monde. En tant que personne, chacun se définit par rapport aux autres et est traversé par les discours ambiants, familiaux, éducatifs, professionnels, médiatiques... La réalité, Jelinek dit ne pas la connaître : les flux de discours qui l'environnent maintiennent cette réalité à distance, la masquent, et cependant c'est grâce à eux qu'elle peut l'appréhender. Si la pièce n'impose pas de personnages, l'auditeur peut s'emparer du texte et réfléchir sur la validité des discours qui sont convoqués dans un apparent désordre (...). ».

Elfriede Jelinek laisse toute liberté à un metteur en scène de s'approprier ses textes et de les modifier pour en créer un spectacle, et pourquoi pas à un compositeur pour en faire une nouvelle forme d'opéra sans héros, comme le souhaitait Philippe Manoury. Voici donc trois artistes oeuvrant dans la même direction - presque un nouveau mouvement pluridisciplinaire !

La pièce devant pouvoir évoluer et voir son plan réordonné au cours des répétitions, autre credo de Nicolas Stemann, Philippe Manoury a composé des modules. D'ailleurs, est-ce bien lui qui les a composés ? Il intervient en tout cas à deux reprises dans le spectacle comme un compositeur dans un concert-lecture, mais pour dire : « La musique que vous entendez en ce moment est, elle aussi, composée à partir d'une chaîne de réactions. Cette musique n'est donc pas composée par un cerveau humain ; elle est produite en temps réel par une machine. Ce n'est pas une conscience, ni une volonté qui décide de la succession des sons qui tournent autour de vous, mais un processus infini que je pourrais arrêter à tout instant. ». Ce n'est bien sûr pas le cas de toute la partition, mais la piste est ouverte ! Un ordinateur pourrait de même sélectionner des fragments de discours ambiants comme le fait Jelinek. L'oeuvre qui en résulterait serait-elle très différente ? moins intéressante ? Des robots pourraient-ils la jouer ? Une dose suffisante d'intelligence artificielle leur permettrait-elle d'insuffler un degré d'ironie variable à chaque fragment, de manière à paraître aussi intelligents que des humains et à maintenir le public dans une réceptivité émotionnelle optimale ?

L'oeuvre créée ce soir se revendique complexe. L'est-elle tant que cela ? La plus grande dépense intellectuelle du spectateur est celle qu'il consacre à lire les surtitres français tout en écoutant les comédiens allemands et en regardant la scène. Il faudrait soit revoir le spectacle, soit le voir traduit en français. Au moment cependant où, à la fin de la première partie, le spectateur débordé se prend à rêver d'une version française, les auteurs introduisent un numéro ironique joué par Hans et Grete, allemands caricaturaux se moquant d'eux-mêmes et des Français tout aussi caricaturaux auxquels ils s'adressent. Ce numéro et cette opposition ne passeraient pas si le spectacle était traduit en français. L'écriture "prise de tête" et le style Regietheater typiquement allemands y perdraient aussi. Aurions-nous été plongés dans du pseudo-Duras comme à la lecture de la traduction du livret ?

« A
Quoi qu'il en soit, cela n'aura pas été nous, on n'y était pas. (...)
B
Ce n'était pas nous.
A
Nous ne sommes pas du tout là. »

Un beau numéro ironique est aussi la scène d'Atomi, marionnette de bunraku japonais représentant une "petite centrale nucléaire parlante"  (!), qui arrive dans son cercueil comme un enfant dans son berceau. D'ailleurs, Atomi ne veut pas aller se coucher alors qu'il est tard !

Puisqu'Elfriede Jelinek autorise à couper dans son oeuvre, pour ma part, j'aurais volontiers allégé la première partie, en supprimant par exemple la scène 3 ! Avant la respiration bienvenue de passages ironiques et d'interventions vocales et scéniques plus variées, le style sublime, forcément sublime lasse un peu, faisant penser à ces compositeurs contemporains qui choisissent les oeuvres littéraires les plus absconses possibles, mais réputées géniales, afin d'y mesurer leur propre génie et de ne surtout pas être accusés de trivialité.
Pour d'autres raisons, l'irruption de Trump dans la longue scène 1 de la troisième partie me semble être une dispersion attrape-tout, frisant le politiquement correct d'un discours consensuel, qui doit pourtant répugner à Jelinek ! Mais quel luxe dramatique que cette oeuvre qui pourrait très bien se terminer à la fin de sa deuxième partie, ou bien après son deuxième interlude, mais aussi très classiquement après le troisième lamento, ou encore après la théâtrale conclusion de la scène 3.

Les discours reçus ce soir sont-ils vraiment multiples ? Chez Racine oui, ils le sont, puisque dans toute tragédie bien construite, chaque personnage convainc successivement, et le spectateur se demande haletant quels trésors de rhétorique le personnage suivant va déployer pour le convaincre du contraire dans sa réplique ! Chez Jelinek, le message général résultant des multiples répétitions de son texte tourne autour de l'idée d'indifférence collective, et donc de responsabilité collective, notion bien sûr particulièrement approfondie par les Allemands depuis la seconde guerre mondiale. Il est question de présence absente, de sons que l'on n'entend plus, de choses qui ne peuvent être parlées... Le discours écologiste est parfois ridiculisé sur scène, mais seulement à l'aune de la faiblesse humaine, sans que sa pertinence soit niée. Quand le patronat est mis en scène, c'est par contre sur un mode plus critique. La tonalité générale est donc clairement militante, loin d'un collectage distancié de discours placés sur le même plan.

La forme est, elle, complexe, entremêlant comme jamais théâtre parlé et opéra chanté. On a parfois l'impression d'assister "en même temps" à une possible pièce allemande, d'ailleurs très bien jouée, jusque dans l'ironie, et à un opéra contemporain, très bien chanté et joué lui aussi. L'exploration du chemin séparant la parole du chant intéresse Philippe Manoury, mais l'a-t-il vraiment suivi ? Si la première écoute du spectacle donne l'impression d'une prolifération organique de paroles, de sons et d'images, la lecture du livret révèle une structure beaucoup plus simple. Philippe Manoury a par exemple confié à la voix d'alto trois lamenti qui ponctuent chaque partie, dont un dernier en forme d'hommage à Mahler, qui aurait pu conclure l'oeuvre comme la répétition du mot ewig à la fin du Chant de la Terre. La voix parlée des comédiens reste purement parlée. Le "rôle" du baryton (l'excellent Lionel Peintre) est bien différencié des trois voix féminines plus lyriques. Les quatre voix solistes sont aussi épaulées par un discret quatuor vocal, d'une belle écriture vocale. La musique instrumentale est très séduisante, propre à satisfaire le profane comme l'initié.

La réalisation scénique est complexe mais réussit l'exploit de rester belle et poétique, alors que le risque du capharnaüm, du cafouillage et du ridicule était maximum. La réalisation acoustique est aussi remarquable, avec un très bel équilibre des voix retraitées.

N'oublions pas le premier rôle par ordre d'entrée en scène (et le dernier à sortir !) : Cheesy le chien, dressé pour moduler ses gémissements et ses aboiements. Face à la logorrhée d'humains impuissants et indifférents, son discours a finalement tout autant de poids. Face à l'avalanche d'informations dont le sens s'annule et qui par sidération plus que par doute fait renoncer à tout action, reste au moins l'émotion, qu'un chien communique tout aussi bien. Ouaf ouaf !

Une création à ne pas rater, jusqu'au 22 octobre à l'Opéra Comique.