Ian Bostridge R
Auditorium du Musée d'Orsay • Paris • 24/10/2008
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Ian Bostridge a étonnamment peu changé depuis ses premiers récitals parisiens à l'auditorium du Louvre. Sa voix très claire s'était rapidement corsé, elle est maintenant mûre, mais elle a conservé sa couleur anglaise inimitable, cette couleur plaintive indissociable de la musique de Britten. Son visage reste aussi torturé. Sa gestuelle, qui semblait suivre davantage la musique en une incarnation totale, s'est figée et réduite : sa tête est maintenant en permanence tournée vers le sol, et son regard par en-dessous vers le public. Ses souples appuis de funambule se sont raidis, avec toujours une connexion, même vacillante, entre sa voix et le sol, mais une connexion parfois durcie, ce qui occasionne des aigus et des forte le plus souvent poussés et forcés. Mais surtout, Ian Bostridge a conservé son incroyable legato, déroulant inéluctablement la ligne musicale et vocale de tout ce qu'il chante. Expressif dans son phrasé, tendu comme un arc du début à la fin de chaque pièce, il cède rarement à la tentation de peindre le mot.
Le romantisme sombre des poèmes de l'opus 32 de Brahms lui vont comme un gant. Il ne manque de poids vocal que dans le vigoureux Wehe, so willst du mich wieder. Il donne par contre ensuite une version intense et engagée de Du sprichst, daß ich mich taüschte.
Dans ces Lieder et les suivants, Julius Drake étonne souvent, tant il semble vouloir dépouiller son jeu de toute (fausse?) tradition, voire de tout romantisme. On a parfois l'impression d'entendre un extra-terrestre jouer ces pièces, c'est à dire quelqu'un qui débarquerait sans rien connaître de la culture d'interprétation accumulée sur ces partitions, ou bien sûr, plus vraisemblablement dans son cas, quelqu'un qui aurait réussi à s'extirper de cette culture, en revenant sans doute au texte, presque au texte dépouillé de toute indication expressive. Barry Douglas donnait aussi cette impression lors de ses premiers récitals parisiens.
Ce faisant, Julius Drake prive quand même l'auditeur d'une bonne partie du plaisir qu'il s'attend à prendre. Il prive Brahms de la nostalgie détachée de certaines résonances cristallines, comme s'il jouait juste à côté du tempo qui leur permettrait de s'épanouir librement et de vivre par elles-mêmes. Comme s'il jouait juste trop vite pour ne pas capturer la résonance du piano, pour ne pas profiter des harmoniques naturels des notes. La platitude qui en résulte contraste avec l'engagement expressif de Ian Bostridge. Veut-il se tenir en retrait et lui laisser le monopole de la poésie? En rentrant dans son jeu et en dialoguant davantage, il pourrait le porter encore plus loin dans l'expression.
À nouveau dans Wie bist du, meine Königin, il ne s'exalte pas du tout et ne profite jamais de la possibilité que lui offre Brahms d'anticiper les entrées du chanteur et donc le sentiment élu par celui-ci. Il reste aussi neutre que s'il avait rencontré Ian Bostridge la veille, comme s'il ne voulait pas montrer qu'il sait déjà comment il va chanter chaque phrase.
Ces Lieder sur des poèmes de Daumer et Von Platen sont suivis d'une sélection sur des poèmes de Heine, parfois un peu graves pour Ian Bostridge. Celui-ci émet les deux derniers vers de Mondenschein dans une jolie voce finta, après avoir terminé le Lied précédent, Sommerabend, sur un piano ouvert et non concentré dans un timbre plus mixte.
Après l'entracte, le magnifique Liederkreis opus 39, sur des poèmes d'Eichendorff, trouve les deux artistes plus en fusion, sauf dans le deuxième et le dernier, où Julius Drake gomme à nouveau beaucoup du romantisme de la partie de piano en refusant tout rubato, en ne savourant aucun des petits retards que l'on attend. Mais peut-être cette approche analytique et froide est-elle aussi celle de Ian Bostridge, du moins pendant la phase d'étude et d'appropriation des oeuvres?
Tous deux sont superbes dans Mondnacht, pour lequel Ian Bostridge trouve l'émission haute et concentrée requise. Avec Auf einer Burg, ils entament une série de quatre Lieder en état de grâce, une version d'anthologie à réentendre sans doute sur France-Musique, dont les micros captaient la soirée. Magistralement construite, leur interprétation est exempte de tout cliché, de toute exagération, tout en traduisant à merveille musique et poèmes.
Dans Auf einer Burg, au lieu de rester confortablement dans l'évocation vaporeuse, Ian Bostridge accentue chaque fin de vers sur "Haare", "Krause" et "Jahre", puis contraste avec un "stillen Klause" éthéré. Il détaille et détache ensuite toutes les syllabes de "Eine Hochzeit fährt da unten", est très agressif et sardonique déjà sur "Sonnenscheine", n'épargne bien sûr pas les "Musikanten" qui ont l'effroyable mauvais goût de jouer "munter", puis s'adoucit sans mièvrerie sur le dernier vers : "und die schöne Braut, die weinet".
Dans le Lied suivant, In der Fremde, Ian Bostridge est particulièrement vif et actif, relançant sans cesse les phrases. Pianiste et chanteur dialoguent ici magnifiquement. Ils terminent ce Lied sans ralenti caricatural, les dernières notes du piano prolongeant sans afféterie les derniers mots du poème : "und ist doch lange tot". Dans Wehmut, Ian Bostridge chante "der Sehnsucht Lied erschallen" comme une ligne tendue qui vient mourir sur "Kerkers Gruft", dont il détaille chaque consonne vélaire. Il trouve à nouveau un merveilleux équilibre en finale sur "im Lied das tiefe Leid", sans tomber dans la facilité. Selon le même efficace procédé, il conduit implacablement les trois premiers couplets de Zwielicht avant de savourer chaque consonne de "sinnt er Krieg im tück'schen Frieden", puis conduit les trois premiers vers de la dernière strophe jusqu'à "Nacht verloren" qu'il fait ressortir, pour terminer comme en passant sur le dernier vers : "hüte dich, sei wach und munter !"
L'interprétation des deux derniers Lieder, plus rapides, ne crée pas le même saisissement, mais un concert qui se limiterait à ce groupe de quatre serait déjà excellent !
Hier ici-même dans la Salle des Fêtes, Ian Bostridge avait déjà clos un concert de musique anglaise de l'excellent Nash Ensemble avec le beau cycle de Ralph Vaughan Williams On Wenlock Edge, pour ténor, quatuor à cordes et piano. L'acoustique de la Salle des Fêtes, si elle faisait largement résonner les cordes et le piano, ne rendait cependant pas justice à sa voix. Sa diction en était aussi rendue moins compréhensible : son legato était toujours là, mais pas les consonnes.
Contrairement à la plupart des chanteurs, on le comprenait mieux quand on ne le regardait pas, du fait sans doute que son visage toujours penché ne fait jamais face au public. Son expression uniformément désespérée n'aide pas non plus à deviner ou renforcer les sentiments traduits par sa voix.
L'équilibre entre la voix et les instruments était cependant meilleur sur les trois derniers poèmes du cycle. On remarquera aussi que sa reprise en bis de Oh, when I was in love with you était singulièrement plus libre et épanouie, en même temps que sa posture était plus droite.
Alain Zürcher