Dido and Aeneas
Opéra Comique • Paris • 03/12/2008
Choeur et orchestre Les Arts Florissants
William Christie (dm) Deborah Warner (ms) Chloe Obolensky (dc) Jean Kalman (l) |
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Voici la reprise d'une production donnée aux Wiener Festwochen en mai 2006, qui réussit la prouesse de réunir exactement le même plateau vocal à deux ans et demi de distance. Très bonne idée que de l'avoir invitée à l'Opéra Comique ! Interprétation musicale et dramatique sont en effet remarquables et se renforcent l'une l'autre.
Deborah Warner ouvre la soirée en choisissant de faire dire, en guise de prologue, trois poèmes anglais à son actrice fétiche Fiona Shaw, au jeu et à la déclamation très engagés. La culture et l'expérience shakespeariennes de Deborah Warner sont déjà présentes et le resteront tout au long de la soirée - ou plutôt de l'heure de spectacle : Dido and Aeneas est un opéra très court, d'autant plus court que certains passages en sont perdus, et qu'il était peut-être donné intercalé avec d'autres pièces théâtrales ou musicales. Rien de tout cela ce soir : passé ce prologue déclamé, le public recevra une heure de drame rendue encore plus intense et compacte par la mise en scène. Non pas pourtant une tragédie, car l'air du matelot est bien léger et entraînant, même s'il annonce le départ des Troyens, et les sorcières sont bien divertissantes, même si elles ont ourdi ce même départ. Mais du théâtre shakespearien outré, hystérisé, un peu comme le Titus Andronicus de Daniel Mesguich (en 1989 à l'Athénée), et sans doute comme les mises en scène de Deborah Warner, que ce spectacle donne envie de découvrir ! Une rapidité de changement d'affects qui le rapproche du "zapping" contemporain et rend Purcell plus moderne que les étirements prévisibles de Verdi ou Wagner.
Deborah Warner fait jouer, et généralement surjouer, ces affects successifs. Chanteurs et choristes rentrent dans le jeu avec une confiance totale. Ainsi individualisés, légèrement maquillés, costumés, éclairés, les choristes s'en trouvent d'ailleurs métamorphosés. Ils révèlent des ressources expressives jusqu'alors laissées en friche, ou du moins en jachère. Tout juste peut-on regretter que Malena Ernman traduise sa résistance "fiordiligienne" de départ, puis sa douleur finale, par des contractions de la mâchoire et du visage qui nuisent à sa vocalité. L'émission de Lina Markeby n'est pas non plus très libre et pleine ce soir de première. Christopher Maltman impose lui une plénitude vocale et une présence irrésistibles. On ne s'étonne pas qu'il ait été choisi pour incarner Don Giovanni l'été dernier à Salzburg ! Judith van Wanroij est une excellente Belinda, qui contraste agréablement, avec son émission claire et saine, avec le timbre sombré de Malena Ernman. (Le diapason choisi semble aussi très bas !)
D'une voix sombre mais plus pleinement connectée, Hilary Summers est une sorcière-vamp-hommasse irrésistible ! Elle réussit à donner à sa voix les inflexions traditionnelles de la sorcière tout en conservant un timbre chaud. Ses deux acolytes cocaïnomanes (Céline Ricci et Ana Quintans) sont aussi déjantées scéniquement que vocalement dans leurs duos, qu'elles arrivent à chanter tout en continuant à jouer les surexcitées.
Le décor est épuré : un plateau carré surélevé au centre, au fond divers éléments pouvant apparaître et se superposer : deux voiles carrées écrues, une façade blanche vaguement classique, des chaînettes argentées tombantes formant rideau. Les choristes sont habillés "partie de campagne rétro", les solistes "robes du soir", et des enfants en uniforme scolaire rappellent le pensionnat de Chelsea ou Didon et Énée a été représenté en 1689. Les mouvements et interactions des personnages sont contemporains, le sommet en étant le baiser de désir fort réaliste échangé par Didon et Énée. Mauillon surjoue bien son Spirit-messager, et le matelot chante son "Come away" en se rhabillant, à l'instar de toute la troupe, pendant que les trois sorcières shootées mangent barbe à papa et pomme d'amour en se gaussant. En trio, Hilary Summers chante un passage en voix de poitrine quasi parlée une octave en dessous ! Deborah Warner lui attribue souvent un jeu scénique de rock star.
On peut admirer chez les Arts Florissants cette capacité à se lancer, sans rien retenir ni attiédir, dans des aventures avec de grands chorégraphes et metteurs en scène. C'était déjà le cas en 1995 au Châtelet pour le King Arthur confié à Graham Vick. Plus récemment, Les Paladins mis en scène et chorégraphiés par José Montalvo et Dominique Hervieu ont réussi une fusion parfaite entre musique, chant et danse, en impliquant les choristes des Arts Florissants au même titre que les danseurs de la compagnie Montalvo-Hervieu. Pour Hercules et Armide, Luc Bondy et Robert Carsen imposaient leur marque, pour le plus grand bénéfice du spectacle.
Après une période où sa direction avait pu sembler quelque peu tiède, et où on lui préférait de nouveaux venus plus toniques comme Marc Minkowski, William Christie a ainsi redynamisé sa direction au contact d'artistes de la scène. Il a aussi réussi à enrichir l'une par l'autre ses visions des répertoires anglais et français, qu'il a toujours pratiqués en alternance. Il reprend la main ce soir pour l'ouverture, qui fait entendre de longs phrasés des cordes et une pâte sonore qui semblent allier le meilleur des interprétations "pré-baroques" et des interprétations plus "authentiques". Il ne lâchera plus son orchestre et ses chanteurs jusqu'à la fin, qui arrive ce soir comme en accéléré.
Il est vrai que le spectacle est donné deux fois chaque soir ! Ainsi précocement lâché dans la rue, on regrette de ne pouvoir revenir pour une deuxième vision ! à défaut, stimulé par l'hystérie transmise par Deborah Warner, on improviserait bien une petite tragi-comédie avec ses voisins spectateurs sortis eux aussi sur un petit nuage !
À voir jusqu'au 9 décembre à l'Opéra Comique. à écouter dimanche 7 décembre à 15h sur France-Musique.
Alain Zürcher