Joyce DiDonato et les Talens Lyriques ont offert salle Pleyel une magnifique interprétation de "Scherza infida". Cet air de la maturité de Haendel est suffisamment long et complexe pour laisser le temps aux artistes comme au public de "rentrer dedans" et d'en ressentir profondément la charge émotionnelle. Ce n'est pas le cas de tous les morceaux présentés ce soir. Les extraits de Teseo semblent trop courts et musicalement trop pauvres et maladroits pour le permettre. Même une artiste aussi expressive et engagée que Joyce DiDonato a besoin de la scène pour s'épanouir complètement : non seulement un décor, un costume, des lumières, mais aussi un travail de mise en scène, des partenaires et des répétitions préalables, l'immersion dans une oeuvre pendant plusieurs semaines, sans oublier le génie dramatique du compositeur qui va amener un air fameux comme le point culminant de tout un parcours dramatique et musical. Enchaîner de tels airs hors contexte peut être frustrant - mais le public de la salle Pleyel n'était nullement frustré ce soir, puisqu'il a très chaleureusement applaudi Joyce DiDonato et Christophe Rousset. Ce concert, reflet d'un enregistrement récent chez Deutsche Grammophon, a donc correspondu à son attente.
Pour qui suit Joyce DiDonato depuis quelques années déjà, le bonheur est moins complet. Son interprétation des deux airs tirés d'Hercules de Haendel est moins prenante que sur scène à Aix-en-Provence ou au Palais Garnier en 2004. Sa diction anglaise même manque de clarté. Surtout, sa voix est moins homogène que naguère, comme dans tous les airs requérant son registre grave. Est-ce l'influence du répertoire de comédie musicale que Joyce DiDonato a interprété depuis, notamment cette année à l'Opéra Comique? Elle émet ce soir un grave encore plus nasalisé que poitriné, avec un "twang" qui convient peut-être au répertoire américain, mais certainement pas à Haendel - quoique Bryn Terfel ait enregistré tout un récital Haendel avec un semblable timbre nasal ! Marilyn Horne aussi était célèbre pour une coloration hors-normes du grave, qui suscitait cependant une excitation jubilatoire, ce qui n'est pas le cas des graves de Joyce DiDonato ce soir. On en vient à se demander s'il ne s'agit pas pour elle d'un expédient pour timbrer artificiellement un registre grave dans lequel elle ne se sent plus à l'aise mais qu'elle doit néanmoins "assurer" en attendant sa renaissance en soprano...
Après ses trois extraits de Teseo, Joyce DiDonato est mieux ancrée et plus engagée physiquement pour son air tiré d'Imeneo, mais cette vilaine nasalité dérange, comme elle dérangera encore en bis dans un "Ombra mai fù", qui devrait être totalement dépourvu de cette coloration habituellement associée aux traîtres et aux sorcières ! En second bis, on ne comprend d'abord pas bien où les interprètes veulent conduire "Dopo notte" d'Ariodante, ce qu'ils veulent en faire. Le large ambitus vocal de cet air trahit encore davantage le manque d'homogénéité actuel de Joyce DiDonato. Il est frappant de constater que dans le sublime "Scherza infida", son émission est plus douce mais rayonne beaucoup mieux dans la salle, où l'orchestre porte sa voix sur un tapis tout aussi suave. C'est finalement le paradoxe de ce programme : quoiqu'intitulé "furore", Joyce DiDonato y réussit bien mieux les airs élégiaques que les airs de rage !
La salle Pleyel est aussi un peu grande et froide pour une voix et un orchestre qui seraient plus excitants dans une espace plus intime. On s'effraie d'avance en pensant qu'il faudra bientôt aller entendre les stars du chant dans la future grande salle de concert de la Villette... Les Talens Lyriques sonnent comme souvent un peu grêle, avec un son et un phrasé trop "génériques". Eux aussi ont besoin de la continuité d'un opéra pour s'engager pleinement.
Alain Zürcher