La Calisto
BFM • Genève • 20/04/2010
Orchestre de Chambre de Genève
Andreas Stoehr (dm) Philipp Himmelmann (ms) Johannes Leiacker (d) Petra Bongard (c) Gérard Cleven (l) |
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Dans la belle salle du Bâtiment des Forces Motrices, l'Opéra de Genève présente une mise en scène débridée du chef d'oeuvre de Cavalli. Sous la baguette d'Andreas Stoehr, que l'on avait pu apprécier à Paris lors de son passage à l'Opéra-Comique voici quelques années, l'orchestre de chambre de Genève rend idiomatiquement justice à cette partition. L'orchestration choisie est suffisamment variée sans tomber dans l'excès. Quelques castagnettes accompagnent certes l'entrée de Jupiter en robe lamée argent et des rythmes de jazz accompagnent Satirino en lapin rose, mais l'orchestre trouve aussi de belles couleurs chaudes pour l'air "Piangete, sospirete" et ses fanfares rappellent celles de l'Orfeo de Monteverdi.
C'est cependant le théâtre qui mène la danse, la musique n'en étant qu'un élément d'autant plus efficace qu'elle se fait presque oublier dans son adéquation aux personnages et à l'action. à cette action baroque il faut un décor, qui est lui-même un théâtre baroque, un théâtre du jour d'après, d'après la chute, la chute de Phaéton bien sûr, qui a éventré le plafond en trompe-l'oeil et le plateau ! Et si Jupiter ailé de noir descend sur terre, c'est pour constater les dégâts de cette chute ! Comme quoi tout est délirant et logique à la fois. Peut-être un Peter Sellars en aurait-il fait un président américain ou un commandant en chef des forces de l'ONU, venu commettre quelques turpitudes sous couvert d'action humanitaire? Philipp Himmelmann choisit, lui, de pousser à bout l'idée, l'idéal baroque. Dans cet univers où tout est théâtre, les premiers acteurs du prologue sont des angelots rembourrés et masqués aux ailes dorées, qui signent d'emblée le kitsch qui dominera - du moins visuellement - la lecture de l'oeuvre jusqu'au rideau final.
Cet idéal baroque n'est nullement trahi par sa propre décadence mais semble y trouver au contraire un aboutissement. Le théâtre-monde baroque détruit en devient presque encore plus baroque. Certaines machineries y fonctionnent toujours passablement et servent à faire descendre Diane sur ses chevaux ailés, mais Jupiter doit descendre en rappel le plan incliné de la scène brisée ! Il devra ensuite l'arpenter sur les hauts talons de Diane, dont il prend l'apparence (c'est à dire ici le travesti) pour séduire sa vierge suivante Calisto. Une autre lecture a été ici laissée de côté par Philipp Himmelmann : Calisto chaste et pure, sexuellement abusée par les hommes détenant le pouvoir... En effet, alors que le livret, par les lèvres de Mercure, la décrit comme froide, le metteur en scène nous la montre lascive et sensuelle, se languissant en dessous roses sur sa couche solitaire. Le désir irrigue ainsi tous les personnages et tisse toute la trame de l'oeuvre. Sa mise en scène peut donc être poussée à bout tout en restant plaisamment bouffonne, alors qu'une Calisto "chaste et pure" trompée par Jupiter aurait introduit un élément de cruauté qui aurait peut-être séduit un Michael Haneke.
Si les rares ilôts de chasteté ménagés par le librettiste sont ainsi profanés par le metteur en scène, ce dernier n'a pas eu besoin de détourner le livret trop loin de son cours pour mettre en valeur la pulsion sexuelle qui conduit chaque personnage. Diane elle-même n'est-elle pas amoureuse d'Endymion? Sa suivante Nymphée n'est-elle pas chaste de fort mauvais gré? Pan et le Sylvain ne sont-ils pas mus eux aussi par le désir et la jalousie? Ce monde est une foire aux vanités et un ballet érotico-comique ! Offenbach n'a rien inventé en moquant la mythologie et en y mêlant les jeux amoureux de la bourgeoisie de son époque.
Philipp Himmelmann demande à ses chanteurs un fort investissement théâtral dont ils se sortent tous très bien. Chacun est également bien caractérisé vocalement. Anna Kasyan est ainsi aussi charnue vocalement que sensuelle scéniquement. La richesse de sa pâte sonore s'accorde très bien à sa prestation scénique, alors qu'une Calisto plus chaste vocalement comme scéniquement aurait été tout aussi envisageable au vu de la partition. Anna Kasyan, déjà remarquée en France par l'ADAMI et aux Victoires de la Musique, s'affirme d'emblée aussi bien dans son premier air tendre que dans l'air vif de son refus à Jupiter.
Incarnant ce dernier, Sami Luttinen a un timbre sombre au grain rude, qui convient bien à un débauché dont aucune morale n'estompe les contours. Bruno Taddia est un baryton à la dureté vocale elle aussi justifiée théâtralement. Son Mercure à la forte présence scénique semble inspiré de Johnny Depp dans un film de Tim Burton. Matthew Shaw, qui remplace Bejun Mehta souffrant, est une excellente découverte. Il a déjà chanté Endimione à Linz et s'attaque déjà à Giulio Cesare ! Il chante au deuxième acte un bel air tendre tout en glissant sur le plan incliné. Quelques problèmes de justesse semblent trouver leur origine dans un souffle manquant parfois de stabilité et une émission parfois un peu large.
Diane est un rôle qui met bien en valeur Christine Rice, d'abord grave puis plus sopranisant. La scène de sa séparation d'Endymion est superbe et évoque celle de Néron et Poppée dans L'incoronazione di Poppea de Monteverdi. La plus légère Kristen Leich est délicieuse en Satirino. Mark Milhofer satisfait aux exigences tant théâtrales que vocales du ténor travesti et au large ambitus de son rôle.
Plusieurs moments scéniques sont très finement travaillés, comme quand Calisto remercie par erreur la vraie Diane des baisers de la fausse : les mimiques de Lymphée sont alors désopilantes, comme son attitude pendant toute la fin de l'oeuvre, que le petit Satyre et elle passent assis sur l'escalier en se tournant le dos à quelques marches de distance. Philipp Himmelmann utilise souvent avec succès ce procédé de faire rester sur scène des personnages qui n'ont plus rien à y faire.
Catrin Wyn-Davies ne séduit pas vocalement mais campe une Junon très crédible. Le jeu d'acteurs est très amusant pendant son interrogatoire de Calisto ! Fabio Trümpy a une émission directe qui semble d'abord efficace mais inquiète ensuite par son ouverture. Le timbre métallique de son comparse Sylvain est moins séduisant.
La représentation se conclut sur un très beau tableau final où presque tous sont sur scène. Seul le maître du monde Jupiter s'est éclipsé - piteusement remis dans le droit chemin par Junon ou bien déjà sur la piste d'une nouvelle conquête? La lumière baisse, Endymion et Diane chantent un dernier beau duo...
Alain Zürcher