Otello OC
Théâtre des Champs-Élysées • Paris • 11/11/2010
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Evelino Pidò - photo © Alvaro Yañez
L'Otello de Rossini est une rareté que le TCE a eu la bonne idée de coproduire avec l'Opéra de Lyon, où il vient d'être donné dans cette même version de concert. Les opéras en version de concert sont un point fort de la programmation de Michel Franck, nouveau directeur du TCE. Vu la difficulté vocale de cet Otello, cette option est sans doute la meilleure. Le chef est ce soir le meilleur spécialiste du bel canto et la distribution vocale est une des meilleures possibles. Cet opéra réunit en effet pas moins de trois ténors de premier plan, dont les voix doivent se distinguer mais aussi se marier deux à deux dans les trois duos qu'ils peuvent constituer !
La soirée a frôlé la perfection, gâtée seulement à deux moments : d'abord par les sons ouverts de Dmitry Korchak, qui atteint ses limites dans son grand air du deuxième acte, ensuite par l'émission trop large et basse d'Anna Caterina Antonacci au début de sa chanson du Saule. Elle se rattrape pour son dernier couplet ("ma stanca..."), qu'une émission plus fine et concentrée rend plus juste et efficace. Cette faiblesse passagère est d'autant plus irritante qu'elle semble due à une volonté de trop bien faire, ou de trop en faire, alors même que la plus grande simplicité servirait mieux cette bien simple chanson. Mais comment résister à la pression de l'attente du public, cet air étant le seul connu de la partition, et à l'héritage des "illustres devancières" qui l'ont enregistré? D'un bout à l'autre de l'oeuvre, même sans mise en scène, Anna Caterina Antonacci incarne superbement son personnage. Elle en a le soprano sombre, qui ce soir ne sonne pas trop sombré.
John Osborn - photo © Greg Figge
Dûment applaudi en tant que vaillant et brillant jeune premier, Dmitry Korchak, déjà très apprécié dans Demofoonte en 2009, risque de se brûler les ailes. Il devrait se trouver un ami ou un pédagogue pour lui recommander d'éviter de monter sur la pointe des pieds en chantant. S'il a la séduction d'un Di Stefano, il en a aussi la fragilité technique. Il ne lui manquerait pourtant pas grand chose. Il lui suffirait en fait d'une humilité suffisante pour écouter comment son voisin de plateau aborde ses aigus et en tirer quelques enseignements salutaires pour sa longévité vocale. Le matériau est superbe, il serait dommage de le gâcher et de revenir dans quelques années au TCE chanter des mélodies populaires russes accompagné par un orchestre de balalaïkas.
Comme dans son Léopold de La Juive en 2007, John Osborn est en effet un modèle de technique vocale. S'il sait avoir du mordant quand il faut, il sait aussi déployer toute une palette de nuances jusqu'au quasi falsetto. Quand il pénètre dans la chambre de Desdemona, sa mezza voce est magistrale. Mieux ancré au sol que Dmitry Korchak, il a une émission plus mince et verticale. Son aigu plus fermé et concentré a sans doute moins d'impact immédiat sur les foules, mais il est de meilleur augure pour les connaisseurs. Le rôle d'Otello est certes moins aigu que celui de Rodrigo, et Evelino Pidò a joué la sécurité en le distribuant à un vrai ténor et non un "baryténor". Certains passages graves sont dès lors peu sonores dans sa voix, alors que les passages aigus sont sans problème. Au deuxième acte, c'est un vrai duel vocal que Rossini écrit entre Rodrigo et Otello. Ce duo-duel se transforme en un brillantissime trio en incluant Desdemona.
José Manuel Zapata incarne magnifiquemet Iago dans ses intonations, ses regards par en-dessous, sa posture un rien voûtée... On ne sait s'il a été choisi pour ces qualités naturelles ou si c'est un comédien de génie ! Sa voix s'accorde bien à celle de Rodrigo puis à celle d'Otello pour leurs deux duos.
Jugé un peu rigide dans Anna Bolena en 2008, Marco Vinco chante de nouveau ce soir un personnage passablement monolithique, que son beau chiaroscuro un peu fruste traduit très correctement. Également présente dans Demofoonte, Josè Maria Lo Monaco est une honnête Emilia mais ne trouve guère à s'épanouir dans ce rôle.
Le troisième acte s'ouvre sur la scène du gondolier, introduite de manière stupéfiante par les cordes. Mais quel étrange complot de biographes, de musicologues et de critiques veut-il faire de ce troisième acte le seul intéressant de la partition, le seul qui se tiendrait dramatiquemment et serait à la hauteur de Shakespeare? Et pourquoi donc vouloir à tout prix rechercher une authenticité shakespearienne à cet Otello rossinien, et le juger à cette aune? Est-ce que l'on va discuter quel Orlando ou Roland est le plus fidèle à l'Arioste? Si l'on adore Shakespeare, que l'on aille voir ses pièces ! Le livret de ce pauvre Francesco Maria Berio di Salsi me semble adapté et efficace dès le premier acte, et la musique de Rossini intéressante d'un bout à l'autre ! Avec sa seule jolie chanson du Saule, le troisième est-il plus riche que les trois confrontations de ténors des actes précédents? Avec son unhappy - happy? no, very unhappy ! end, ce troisième acte est-il le seul qui captive? Non, l'intrigue est bien construite dès le départ. La fonder sur une lettre et non sur un mouchoir est même moins ridicule. Certes, toute l'intrigue repose sur des malentendus entre les personnages, qui s'énervent et tournent en rond au lieu de se dire clairement les trois mots qui les réconcilieraient, mais n'est-ce pas le cas de centaines de pièces et de livrets?
Evelino Pidò est le maître de la soirée. Sous sa baguette, l'oeuvre de Rossini retrouve son architecture, sa tension. Grâce aux talents vocaux et instrumentaux actuels, Rossini peut à nouveau être monté de manière crédible et excitante ! Il serait temps d'oublier à son propos tous les poncifs hérités de l'époque où il était réputé inchantable car inchanté, inintéressant car médiocrement exécuté. Plusieurs chanteurs de ce soir sont bien sûr passés par le festival de Pesaro et sous la baguette d'Alberto Zedda, artisan de cette renaissance.
À écouter le 20 novembre 2010 à 19h sur France-Musique.
Alain Zürcher