Il Pirata OC
Théâtre du Châtelet • Paris • 13/05/2002
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Une fois de plus, l'ouverture d'un opéra nous électrise comme un vieux 33 tours live, hélas seulement jusqu'à l'entrée des chanteurs ! Remarque qui ne se veut pas seulement flatteuse pour le niveau atteint par les orchestres et négative pour les chanteurs, car on se demande souvent comment un orchestre, a fortiori spécialisé dans le lyrique, peut se sentir si motivé pour travailler et jouer une ouverture, alors qu'il se décompose dès qu'il doit soutenir des voix !
Dans le cas présent, la direction d'Evelino Pidò est fabuleuse de souplesse et d'énergie, l'orchestre et le choeur suivent presque instantanément ses changements de tempo et ses rubati, l'orchestre sonne magnifiquement, mais cette tension dramatique et ces couleurs ne se retrouveront pas entièrement tout au long de l'oeuvre, la faute en incombant sans doute plus aux chanteurs qu'au chef, qui cependant ne semble pas s'être trop risqué à prétendre les diriger.
Le choeur est puissant, peut-être parfois excessivement, d'autant que la conque de bois qui l'entoure lui aurait permis d'en faire moins et de privilégier la finesse d'expression de certains passages.
Vocalement, la distribution est dominée par le baryton russe Albert Schagidullin, le seul à la hauteur de son rôle, qui certes n'est pas aussi lourd que ceux de la soprano et du ténor !
Son émission est un peu "cravatée" mais pas forcée au point d'étouffer son rayonnement. Le fait qu'il décroche très largement et systématiquement sa mâchoire joue peut-être un rôle compensatoire qui empêche son émission d'être excessivement grossie voire "bouchée". De fait, sa voix a aussi une liberté dans les harmoniques aigus que l'on n'entend hélas pas chez Renée Fleming ou Marcello Giordani. Ses finales sont systématiquement appuyées en [], [œ] ou [y], avec peut-être un léger appui de la base de la langue sur le larynx, mais cette tendance n'empêche pas le fameux "soulèvement du voile du palais" qui donne à sa voix son mordant sinon sa beauté. Le timbre peu flatteur ainsi obtenu est parfait dans ce rôle de "méchant", et la connexion basse est maintenue en permanence.
Renée Fleming est certainement la déception de cette soirée, alors que son chant spianato et ses sons filés dans d'autres rôles auraient pu laisser penser qu'elle serait une grande Imogene.
Pourquoi commencer par une entrée vériste et "gueulée", grossie inutilement? Est-ce la meilleure manière de se "mettre en voix" pour la suite du rôle? Les [a] en deviennent souvent des [œ]. Si l'émission est trop lourde, la respiration est elle trop légère : l'inspiration est trop haute, mais surtout l'expiration consiste souvent en un affaissement du sternum. Le résultat en est une émission appuyée et irrégulière, avec de nombreuses séquences totalement déconnectées et carrément fausses dans les aigus et les vocalises, à la Karita Mattila ou à la Renata Tebaldi, par perte du "noyau" de la voix et de ses harmoniques graves. à d'autres moments, ses aigus sont justes à l'arrivée mais ont été poussés par en-dessous. Son émission de poitrine est, plus encore que le reste de la voix, excessivement appuyée, souvent en un rictus de chien qui gronde en montrant les dents.
Le plus rageant est que Renée Fleming réussit ici et là à émettre des sons d'une pureté magnifique avec une aisance apparente, dont on se demande pourquoi elle n'a pas jugé utile de l'étendre au reste du rôle. Conception erronée du dramatisme de l'oeuvre, mauvaise perception de l'acoustique, désaccord avec ses partenaires, préparation insuffisante? Mystère ! Toujours est-il que sa scène de la folie a été manifestement plus approfondie, même si elle n'apparaît hélas que comme une succession de trucs sans engagement total du corps ni de l'âme. Son personnage semble un peu trop résider dans sa mâchoire qu'habiter son être entier. Quand elle doit se pencher vers sa partition, un peu systématiquement à la fin de chaque phrase, cela n'arrange pas les choses.
L'impression générale est qu'il ne faudrait pas grand chose pour qu'en en faisant moins, elle obtienne plus, avec une émission plus efficace, libre et non pas appuyée.
Marcello Giordani inquiète fortement au début, où sa voix apparaît nettement voilée, avec une quasi-aphonie dans le grave. Il semble obligé de passer en force pour obtenir un accolement de ses cordes vocales qui n'est pas le fruit de la coordination, de la souplesse et de la santé vocale. Au second acte, sa voix bascule mieux en "tête" et est moins ouverte, moins "gueulée" à la Di Stefano. Les extrêmes aigus sortent toujours très bien, mais à quel prix pour la solidité du médium, la santé et l'avenir de la voix?
En résumé, bien qu'il s'agisse d'une version de concert, tout le monde aurait pu faire un petit effort de travail et d'engagement dramatique global, y compris physique, même en faisant l'économie d'une de ces "mises en espace" si prisées ces temps derniers. La scène de l'entrée du fils d'Imogene est par exemple absurde sans jeu de scène. D'ailleurs le cri de Renée Fleming en est purement "laryngé" et déstabilise son émission pour toute la fin de la scène. Ce n'est pas en forçant une émission vériste que l'on peut traduire l'intensité dramatique d'un opéra de Bellini. Il est dommage que des chanteurs dotés de beaux instruments ne sachent que sporadiquement les laisser rayonner sans effort de la gorge ou de la mâchoire, mais avec un engagement coordonné de tout le corps.
Alain Zürcher