Lucie de Lammermoor
Théâtre du Châtelet • Paris • 27/06/2002
Orchestre et Choeur de l'Opéra National de Lyon
Evelino Pidò (dm) Patrice Caurier et Moshe Leiser (ms) Christian Fenouillat (d) Agostino Cavalca (c) Christophe Forey (l) |
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Ces représentations ont démontré que la version française de Lucia "fonctionnait", tout en la présentant sous un jour peut-être réducteur. Les décors, costumes et mise en scène minimalistes, ou plutôt d'un réalisme stylisé, ont contribué à faire apparaître cette version comme un opéra de chambre quasi vériste plutôt que comme un grand opéra romantique qui enchaîne mélodies envoûtantes et airs virtuoses. La mise en scène permet certes de se concentrer totalement sur le chant et l'action, même si chanteurs et choristes tendent parfois nettement vers le cliché et le carton-pâte.
Choeur médiocre, orchestre très moyen et direction sans flamme contribuent à orienter le spectacle vers le mélodrame bourgeois provincial. Heureusement, la distribution masculine a donné à la soirée l'excitation dont il est après tout très sain qu'elle vienne du plateau vocal !
Ludovic Tézier est un Henry monolithique, c'est à dire solide comme un roc et invariable du début à la fin. Posture, squelette de la face à la Michel Dens, expression, voix, tout concourt à cette solidité. Le ring est constamment présent, sans la nasalité et la vulgarité de bien des Enrico, ce qui confère au personnage une noblesse inhabituelle. La franchise, la plénitude et la fermeté de l'émission, jointes à la qualité de la diction et à l'absence totale d'artifices et de grimaces laissent l'impression réconfortante d'une voix "à l'ancienne" et font rêver à la possibilité de retrouver des distributions entièrement à ce niveau pour le répertoire français !
Marcelo Alvarez apporte à Edgar sa vaillance, son timbre superbe et son français excellent. Sa scène d'entrée est magnifique d'arrogance. Il réussit à y concilier le legato avec une accentuation naturelle du phrasé qui chez un autre pourrait tomber dans le vérisme. Son duo avec Henry le trouve un peu moins à l'aise, dès son entrée, et les aigus sont alors un peu ouverts et blancs. Sa scène finale marque encore une progression vers une implication émotionnelle au premier degré qui met peut-être excessivement en danger son émission vocale, un peu à la Neil Shicoff mais sans les mêmes moyens et en dégradant une séduction du timbre que Neil Shicoff ne possède pas et dont il n'a donc pas à se soucier. Marcelo Alvarez va jusqu'à "marquer" étrangement certains mots de son dernier air, croyant peut-être les soutenir suffisamment pour faire passer ces piani par trop détimbrés.
Patrizia Ciofi effectue un parcours inverse. Paraissant au début très fatiguée et avec une voix décomposée en éléments disparates, elle termine par une scène de la folie superbement maîtrisée ! Si l'on savait ce qui se passe avant le spectacle et dans les loges !... Car ce ne doit pas être là le syndrome de la Renée Fleming des débuts, qui apprenait les grands airs que le public attendait et anonnait le reste !
Dès son entrée donc, sa Lucie semble déjà folle, égarée entre les voyelles, les hauteurs, les intensités, sans aucune stabilité vocale ni physique. Les aigus sont tendus, mal soutenus et laissent passer du souffle, allant vers un cri qui ne serait "arrondi" qu'à la sortie en une sorte de tubage qui les fait sonner bas du fait d'un mauvais équilibre des harmoniques. La voix de poitrine est un peu grossie, le bas médium est difficile à négocier. Le cou est le lieu de nombreuses tensions, le front est plissé, le visage crispé, la nuque cassée, comme si sa tête était trop lourde à porter, un peu à la Natalie Dessay mais sans l'engagement et la liberté physiques de cette dernière, chez qui l'ensemble peut fonctionner même si la gestion du souffle ou la posture sont parfois peu orthodoxes. Dans ces mauvais moments, Ciofi ne semble avoir pris que les défauts et les grimaces de Natalie Dessay (qu'elle remplace dans cette production), voire sa couleur dans certains aigus discutables, où les cordes vocales sont à la fois très amincies et très tendues, avec un léger souffle, leur compression médiane ne pouvant équilibrer la pression sous-glottique excessive. L'émission vocale court alors le risque d'une "fuite en avant" en cas de chute du tonus musculaire requis.
L'ensemble est alors laborieux, presque pénible. L'émission est généralement trop large et ampoulée, donc forcément fatigante. Cette émission un peu tubée sur [u] ("ou" français) ne fonctionne qu'en chant piano, où l'impédance est alors bonne et l'émission bien concentrée, mais en forte, le résultat est un peu voilé, étouffé et bas. Patrizia Ciofi se fatigue ainsi en pure perte dans son duo avec Marcelo Alvarez. A-t-elle été piégée par la langue française? Il est vrai que dans sa scène de la folie, son émission change du tout au tout et semble plus italienne, plus belcantiste ! C'est physiquement autant que vocalement qu'elle apparaît beaucoup plus concentrée, d'un seul tenant. Son timbre est alors magnifiquement concentré, et elle fait enfin rayonner et flotter des sons sans peine. On peut juste se demander si l'ouverture de sa bouche et les forme et position de sa langue (un peu épaissie et reculée, avec un sillon central très marqué) sont les meilleures possibles pour l'émission de ses notes aiguës, mais sinon la scène entière est magistrale, fort étonnamment quand tout ce qui précédait frisait la catastrophe.
Marc Laho est bien distribué en Arthur, offrant un beau contraste avec Marcelo Alvarez. Son émission directe, très bien liée et "mixée" évoque un peu celle d'Alagna, avec une belle présence constante des harmoniques "de tête" (sic), très bien dosée vers l'aigu (pourtant pas parfait ce soir-là), selon une technique portée à sa perfection jadis par Georges Thill.
Alain Zürcher