Écoutes de Spectacles

Turandot

 • Paris • 23/11/2002
Orchestre et Choeurs de l'Opéra National de Paris
Maîtrise des Hauts-de-Seine, Choeurs d'enfants de l'Opéra National de Paris
Mark Elder (dm)
Francesca Zambello (ms)
Alison Chitty (dc)
Dominique Bruguière (l)
La principessa Turandot  :  Andrea Gruber
L'imperatore Altoum  :  Charles Burles
Timur  :  Julian Konstantinov
Liù  :  Soile Isokoski
Il principe Ignoto (Calaf)  :  Vladimir Galouzine
Ping  :  Franck Ferrari
Pang  :  Francisco Vas
Pong  :  Doug Jones
Un mandarino  :  Yuri Nechaev

photo © Opéra de Paris
photo © Opéra de Paris

Une soirée que l'on aurait bien aimé passer en plein air, histoire de s'aérer un peu les oreilles, les yeux et l'esprit ! Est-ce qu'Aïda et Turandot sont désormais à tel point associés à des cadres tels que le théâtre antique d'Orange que solistes, choeurs, orchestre et chef ne puissent plus en donner une vision nuancée dans une salle de dimension pourtant déjà respectable?
La faute en incomberait-elle à Puccini? Non, car rien ne transparaissait ce soir de la somptuosité orchestrale de son dernier opéra ! Turandot serait-il paradoxalement un opéra phonogénique, auquel la scène n'apporterait rien?

Francesca Zambello, en tout cas, ne lui apporte pas grand chose ! N'ayant pas vu la première création de cette mise en scène, et s'agissant cette année d'une "réalisation" par Isabelle Cardin (en l'absence donc, peut-on supposer, de Francesca Zambello), je ne peux commenter l'évolution de cette mise en scène au cours de ses 26 (!) représentations précédentes.
En fait, il est très difficile d'isoler la direction d'acteurs des costumes hideux et du décor carcéral. Tout au plus peut-on la dire "conventionnelle". La scénographie aussi ne fait qu'adapter grossièrement à cet opéra le principe de la "cage" avec escaliers et passerelles, côtés devenant mur de fond, mur de fond rapproché pour oppresser, jeu sur deux niveaux etc... Ce n'est qu'un parmi la demie douzaine de schémas, tout au plus, que les metteurs en scène plaquent habituellement sur toutes les oeuvres du répertoire. Parfois avec génie, comme le jeu sur les deux niveaux du navire par la même Francesca Zambello pour Billy Budd dans la même maison en 1996. Mais depuis, même si Francesca Zambello n'en est pas au point de radotage de Robert Wilson, la magie n'a hélas pas réopérée.

Le fait que Francesca Zambello ait aussi mis en scène Salammbô de Philippe Fénelon en 1998, de manière sobre et efficace, fait surgir l'idée d'un parallèle entre Salammbô et cette vision de Turandot (pas seulement celle de la metteuse en scène mais celle de tous ses protagonistes) : des deux côtés, on voit une recherche du paroxysme, une gravure sans demies-teintes, un déferlement de décibels propre à épater ou assommer.
Pourtant, Puccini ménage, entre les scènes de foule, des scènes intimes où l'orchestre se calme et laisse toute liberté aux chanteurs de témoigner de la variété de leurs moyens comme de leur sensibilité. Aucun des solistes de ce soir n'en a hélas profité. Quant aux choeurs, la bonne nouvelle est financière : à les faire gueuler comme ça d'un bout à l'autre de la soirée, on va pouvoir en remplacer la moitié par des figurants et faire autant d'économies. Ce qui permettra peut-être à l'orchestre de développer aussi quelques nuances, un phrasé un peu plus long et plus souple, ainsi que de rechercher quelques couleurs, ne seraient-ce qu'orientales, car même cet aspect de l'oeuvre de Puccini, pourtant d'ordinaire plaisant et flatteur tant sur le plateau que dans la fosse, a été totalement gommé : dans la fosse, ce ne fut que rudesse claironnante, avec des couleurs plus russes, voire soviétiques, que chinoises, et sur le plateau de même, la Chine subit apparemment un joug pire que maoiste, aggravé par un refroidissement de climat qui l'assimile à la Sibérie.

Le niveau d'énergie acoustique atteint par les choeurs autour de la région du formant du chanteur (environ 2600 à 3200 Hz) est quasi insupportable, avec des duretés sonores dont on a plutôt l'habitude dans l'acoustique imparfaite du Châtelet, tandis que les fréquences graves disparaissent pratiquement ! Un tel phénomène proche de la saturation et de la distortion est-il dû au décor très dur et enveloppant, au placement parfois étagé du choeur, ou à la surdité croissante de l'ingénieur chargé du système d'amplification sélective, qui ne l'aurait pas débranché pendant les passages avec choeurs? S'il peut être parfois judicieux de renforcer délicatement le formant du chanteur d'un soliste pour l'aider à passer l'orchestre, ou les formants vocaliques dans une oeuvre exigeant une compréhension parfaite des paroles, il serait monstrueux d'amplifier le formant du chanteur d'une masse chorale aussi imposante que celle des choeurs de l'Opéra !
Le fait de gueuler les 9/10e du temps rend aussi très périlleux les rares passages doux, qui sonnent du coup fragiles et inégaux, brusquement détimbrés.

Rien de mieux à ajouter sur le chef quelconquissime et bruyantissime.

Les trois principaux solistes ont en commun de commencer très mal la soirée, avec des défauts voisins provoqués par une recherche un peu forcée du timbre : Vladimir Galouzine sombre d'abord un peu trop sa voix et grossit sa diction, Soile Isokoski grimace à la Cecilia Bartoli et tube jusqu'à un hululement forcé à la Barbara Hendricks, en creusant ses joues et en durcissant ses lèvres en "cul de poule", tandis qu'Andrea Gruber doit avoir l'estomace noué par le trac pour ses débuts à Paris et démarre avec un vibrato excessif et des irrégularités qu'elle n'arrive à surmonter qu'en libérant son premier aigu.
Par la suite, tous trois se montrent heureusement plus à la hauteur de leur tâche.

Vladimir Galouzine est sans doute le meilleur ténor actuel de son gabarit. Il a la noblesse insolente et la vaillance de Calaf. Ses aigus ont une plénitude et une liberté parfaites. Tout au plus pourrait-on rêver lui voir moins appuyer ses médiums et émettre aussi quelques sons plus nuancés. La tentation est hélas grande pour un soliste, quand il est à découvert sur un accompagnement orchestral très ténu, d'en profiter pour faire valoir son organe plutôt que son art des nuances ! Dans ce rôle, Galouzine ne retrouve pas non plus la "voix pleine de tête" à la fois connectée et lumineuse qui le rendait si idiomatique et bouleversant dans le rôle d'Hermann de la Dame de Pique dans cette même salle en 1999. Sa couleur est ici plus sombre, et si le formant du chanteur est bien présent, les formants vocaliques les plus aigus sont un peu bas, ce qui enlève à sa voix un peu de la lumière dont Calaf pourrait être pourvu, tout Prince qu'il est.

Soile Isokoski grimace moins au troisième acte, sa voix rayonne avec plus de naturel. Physiquement, sa voix semble se déplacer du creux des joues au niveau des pommettes, en une position un peu plus "soulevée" et libre. Hélas, la dureté de son visage (et donc aussi les caractéristiques de ses résonateurs !) rend impossible de l'identifier au personnage de Liu. Son maquillage grossier semble en outre vouloir accentuer en elle la froideur d'une Turandot que ses traits traduisent déjà. Pourtant la mise en scène n'a pas cherché à traduire un délire psychanalytique du genre "Liu et Turandot sont deux facettes de la même femme et sont en fait interchangeables", comme on doit régulièrement en subir autour du couple Don Giovanni / Leporello, à moins que je n'aie rien compris aux intentions de Francesca Zambello !
Le problème est sans doute toujours, dans la distribution de ce genre de rôles, de trouver une chanteuse qui transmette une idée de fragilité et de douceur, mais avec suffisamment de puissance pour ne pas être noyée par l'orchestre et ses partenaires ! Peut-être Alexia Cousin, qui chantera les dernières représentations de cette série, répondra-t-elle mieux à ce défi.

Après son début catastrophique, Andrea Gruber est épatante. Alors qu'elle tient le rôle qui inciterait le plus à durcir son émission, c'est elle qui réussit les plus belles nuances et les plus longs phrasés ! Elle est bien sûre aidée en cela par l'évolution de son personnage au cours de l'opéra, qu'elle joue de manière très juste et crédible, sans trop en faire mais sans rester extérieure et superficielle.

Les trois rôles bouffes de Ping, Pang et Pong sont fort bien tenus par les deux ténors Francisco Vas et Doug Jones, physiquement idéaux et aux maquillages réussis, et de mieux en mieux par Franck Ferrari au fil de la représentation. Au début, l'idée peut-être d'un phrasé quelque peu chinois lui faisait hacher sa ligne vocale, ce que les bizarres contortions de son embouchure ne devait pas améliorer.

La voix claire de Charles Burles, jadis inénarrable Raflafla de Mesdames de la Halle, est très reposante à entendre après les vociférations de ses comparses. Du fait peut-être de sa situation très en hauteur, elle passe magnifiquement bien.

Le pauvre Julian Konstantinov pourrait sans doute mieux faire... dans un autre rôle ou au moins une autre production : son costume et son maquillage rappellent ceux d'Arkel lors de la création de Pelléas en 1902, tandis que son jeu de scène accumule les clichés du vieillard aveugle.

Si vous allez voir ce spectacle, il peut être judicieux de choisir des places d'orchestre ou de fond de deuxième balcon pour bénéficier d'un son un peu plus ouaté, et d'éviter le bas des balcons, où la clarté plus analytique du son accentue le côté tonitruant de cette interprétation.