Écoutes de Spectacles

La réunion des opéras de Nantes et Angers a été inaugurée par un copieux et courageux programme contemporain, concocté comme la saison 2003/2004 par son directeur par intérim Philippe Godefroid, son nouveau directeur Jean-Paul Davois n'ayant été nommé qu'en décembre 2002. On espère qu'au-delà d'un "coup" médiatique réussi, le Grand Théâtre d'Angers conservera une place pour la création ou la reprise d'oeuvres récentes et continuera à offrir à de jeunes chanteurs, comme il l'a fait ce soir et par le passé, la possibilité d'acquérir leur métier dans une salle de dimensions raisonnables, sans prendre d'emblée trop de risques.
Les distributions vocales de cette soirée, si elles étaient jeunes et d'excellent niveau, étaient fort peu françaises, mais peut-être les oeuvres ne s'y prêtaient-elles pas.

Les nombreux étudiants invités à assister à ces représentations semblaient en tout cas enchantés à l'issue du spectacle, qui les a sans doute plus touchés que ne l'aurait fait La Bohême ! Quant au public plus traditionnel, le président de la nouvelle structure s'est employé à le rassurer avant le lever de rideau, en lui promettant des oeuvres du 19ème siècle, mais sans doute dans un lieu plus adapté. Le "Grand Théâtre" est en effet bien petit. C'est une belle salle à l'italienne de forme circulaire avec trois niveaux de balcons, récemment restaurée, que sa taille et son acoustique rendent idéales pour ce type d'opéras de chambre, mais sans doute aussi pour l'opéra baroque et l'opérette.

La fosse d'orchestre acquiert une taille raisonnable en s'étendant largement sous la scène, ce qui tend à grossir certains sons graves pour lesquels elle semble constituer une caisse de résonance. Surtout pour une oeuvre aussi subtile orchestralement que l'opéra de Britten, cette configuration crée parfois des réverbérations étranges et l'équilibre fosse/plateau doit certainement être soigneusement étudié lors de chaque production, à commencer par la simple disposition des instruments dans la fosse.


The Turn of the Screw

 • Angers • 11/03/2003
Ensemble orchestral
Neal Goren (dm)
Sandrine Anglade (ms)
Pascaline Verrier (chg)
Claude-François Chestier (sc)
Jérôme Kaplan (c)
Éric Blosse (l)
La Gouvernante  :  Orla Boylan
Le Prologue, Peter Quint  :  John Hurst
Mrs Grose  :  Maria Soulis
Miss Jessel  :  Rayanne Dupuis
 
Miles  :  Jun Suzuki*
Flora  :  Claire Pichon*
*Enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine

photo Vincent Jacques pour Angers Nantes Opéra
photo Vincent Jacques pour Angers Nantes Opéra

Cet opéra doit être un régal de metteur en scène, car après tout on peut guider le spectateur vers des interprétations très différentes, ou s'attacher à les laisser toutes ouvertes. Sandrine Anglade a bien transmis tout le caractère étrange et inquiétant de l'oeuvre, notamment par une nette diabolisation du jeu de scène des enfants, qui apparaissent même quand on ne les attend pas et semblent mener leur vie parallèlement à celle des adultes, avec d'autres codes et d'autres valeurs.
Le jeu de tous les chanteurs est excellent, ce qui est d'autant plus important dans une petite salle qui ne supporterait ni l'outrance ni l'approximation, mais les chanteurs s'intègrent aussi parfaitement dans un plan d'ensemble où chacun semble être sa propre marionnette, que ses vêtements clairs détachent sur le fond noir. Les "fantômes" Quint et Jessel, dans cette perspective, ne sont différents des vivants que par leur degré de présence et non par leur nature.

On peut regretter l'usage un peu rebattu de la cage de scène nue, mais si elle apparaît trop en lumière au début, elle ne forme ensuite le plus souvent qu'une "boîte noire" que l'on oublie vite, captivé par les qualités dramatiques de l'oeuvre comme par la qualité de l'interprétation, qui traduit très bien la montée de la tension dramatique.
Le seul élément de décor est un triangle montant et descendant des cintres (animé par le même marionnettiste que les personnages? :-), auquel sont attachées des bandes de tissu qui dissimulent et découvrent alternativement vivants et fantômes, comme une sorte de forêt mobile. Ça ne coûte pas cher et ça fonctionne. Une crinoline descend aussi des cintres comme une cage prête à enfermer la gouvernante, mais non, elle l'enfile et la portera jusqu'à la fin. Faut-il y voir un symbole de son assimilation à l'univers clos du domaine, voire aux fantômes, Miss Jessel portant la même? C'est en tout cas une belle image.

Le costume de Miles est particulièrement réussi, avec sa veste cintrée claire aux épaules rembourrées qui lui donne un air de mauvais garçon angélique. Les autres costumes restent dans une neutralité un peu décevante, ni d'époque ni signifiante.

Vocalement, le plateau est remarquable. La voix chaude et puissante de Maria Soulis séduit particulièrement. Jun Suzuki ne force sa voix que l'instant d'un cri en voix parlée. Claire Pichon a déjà une bonne puissance, dont elle ne doit cependant pas abuser.


Jungfrurna

Grand Théâtre • Angers • 11/03/2003
Ensemble orchestral
John Burdekin (dm)
Éric Chevalier (ms,d,c)
Éric Blosse (l)
Claire  :  Adelheid Fink
Solange  :  Delphine Fischer
Madame  :  Janice Meyerson

photo Vincent Jacques pour Angers Nantes Opéra
photo Vincent Jacques pour ANO

Après la poésie envoûtante d'Henry James et Britten, l'hystérie de Jean Genet et Peter Bengtson surprend, mais l'oeuvre se révèle ensuite plus variée et complexe.

La langue suédoise paraît d'abord de trop - un opéra contemporain qui ne refuse pas l'outrance, et en plus en suédois ! Mais le suédois séduit dans les dialogues parlés et permet peut-être aussi de tenir ces effrayants personnages à distance respectable.
Cependant, la pièce dont a été tiré le livret étant française et la distribution réunie n'étant pas suédoise, une version française n'aurait sans doute pas dénaturé le travail du compositeur, tout en évitant au spectateur le choix cornélien entre la lecture des surtitres et le suivi de la rapide action scénique.

Le pacte signé avec leur sang par les trois femmes pendant l'ouverture orchestrale n'est peut-être pas indispensable, même si Éric Chevalier le justifie en se référant à des écrits de Jean Genet sur la manière de mettre en scène Les Bonnes à Épidaure ! Pour le public qui n'a pas lu ce texte, ce prologue ajoute à la confusion initiale.

Si la scène initiale jouée par les bonnes est nettement hystérique, la musique trouve ensuite des couleurs vocales et orchestrales plus douces avant de rejoindre de nouvelles tensions, en une succession suffisamment variée et "physiologique".
Cet opéra de 1994 tient encore la route, ce qui n'est pas si évident ! C'est un animal un peu hybride, qui semble jouer de la tension entre un pôle post-romantique (paraphrasé dès l'ouverture) et un autre plus radical explorant la stridence, avec heureusement moins d'acharnement que d'autres.

L'écriture vocale est très... vocale ! Elle exige énormément des interprètes, ce qui est toujours délicat pour une oeuvre contemporaine qui ne va pas forcément réussir à attirer de grandes "pointures" du chant, mais au moins Peter Bengtson a-t-il évité le cercle vicieux qui fait que l'on n'écrit plus de parties vocales exigeantes parce que l'on sait que l'on n'aura pas d'interprètes à la hauteur, tandis que ces interprètes ne s'intéressent plus aux oeuvres contemporaines parce que les parties vocales ne les mettent plus en valeur !

Les solistes vocaux ont offert avec un bel engagement cette création française au public, mais la répétition de telles "performances" ne serait certainement pas saine pour leurs organes vocaux dans leur état actuel de maturité physique et technique.
Si Adelheid Fink s'en sort très bien, Delphine Fischer, qui a un solo terrifiant à chanter vers la fin de l'ouvrage contre un orchestre très sonore, appuie excessivement son émission, en ce que l'on appellerait en Allemagne un "Knödel", ce qui prive sa voix d'harmoniques aigus et la rend moins efficace et plus fatigante qu'elle pourrait l'être. Ses ouvertures de bouche souvent excessives ne contribuent pas non plus à l'amplification optimale de la fourniture laryngée. Son vibrato tend dangereusement vers l'oscillation.
Janice Meyerson force souvent sur sa voix de poitrine. Le rôle est-il trop grave pour elle? A-t-il été écrit pour une contralto?
En sus des prouesses vocales qui leur sont demandées, les trois solistes sont aussi d'excellentes actrices, caractérisant bien chacune son personnage.

Éric Chevalier évoque "rituel" et "messe noire" dans le programme, et c'est effectivement ce qu'il a choisi de transmettre, sur un mode paroxystique qui colle très bien à la musique, avec aussi ses plages de détente relative.
Le décor est carrelé de beige, sans doute moins salissant que le blanc pour des activités sanglantes ! C'est une pièce nue avec des ouvertures au fond et un grand autel sacrificiel (à taille humaine) au centre.

Cette oeuvre est en tout cas très stimulante. Sa compacité justifierait une deuxième vision, une fois les surtitres mémorisés !