Pelléas et Mélisande
Wiener Festwochen • Vienne • 27/05/2004
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photo © A.T. Schaefer
Le festival Wiener Festwochen accueillait en ce mois de mai une production de l'opéra de Hanovre au Theater an der Wien. D'après le site du festival, cette production a été un grand succès public et critique en Allemagne. Il est peu probable qu'il en aurait de même en France ou auprès d'un public francophone. Le français des chanteurs n'est certes pas parfait ("ui" prononcé "oui", problèmes avec les nasales etc.), mais chef et orchestre ne sont pas non plus imprégnés de style français. Les tempi de Shao-Chia Lü sont souvent anémiques et les couleurs orchestrales sont peu subtiles. Enfin, il s'agit d'un avatar de plus du Regietheater, où un metteur en scène choisist une oeuvre au hasard comme base d'une recréation personnelle. Jossi Wieler et Sergio Morabito ont donc essayé de réinterpréter l'oeuvre de Maeterlinck et Debussy, en choisissant un cadre nouveau, de nouveaux rapports entre les personnages... Dès qu'ils ont une idée, ils essaient de faire entrer le maximum de l'oeuvre dedans, puis quand ça ne marche plus ils passent à une autre idée. Le nouvel éclairage qu'ils sont censés apporter se transforme ainsi en bric à brac.
Le décor et les costumes de Kazuko Watanabe sont modernes et font partie intégrante de la conception de cette production. Là aussi, on passe d'une idée à une autre : on commence dans une sorte de hall d'immeuble de bureaux, très blanc, avec quelques sièges coque orange, qui est peut-être déjà l'hôpital qu'il deviendra à la fin, puis il faut bien en faire une habitation, mais sans rien y changer... Geneviève est donc peut-être une sorte de consultante qui travaille dans son "home office", à moins qu'elle ne se contente de gérer les affaires familiales.
Un point fort de la production est l'accent porté sur la famille. Elle est souvent montrée réunie, toutes générations confondues, ou bien vaquant à ses occupations dans les différentes pièces ouvrant sur l'espace central. Elle n'est pas si malheureuse que ça, avec certes ses problèmes mais comme tout le monde. Yniold est par exemple très turbulent et un peu livré à lui-même. On le voit ainsi souvent traverser la scène sur des rollers ou avec une mitraillette, quand il ne barbouille pas les murs... Peut-être le sujet de la pièce est-il l'absence d'éducation des enfants dans les familles recomposées? La vivacité du jeu d'Yniold apporte au moins un peu d'animation à la mise en scène.
Arkel est un vieux sage très zen. (Bizarrement, il quitte plusieurs fois la scène bras dessus bras dessous avec Geneviève, comme si les metteurs en scène les croyaient mari et femme.) La jalousie de Golaud n'est qu'un élément de cette vie familiale. Cet élément est présenté comme une démence, se manifestant par accès, que tous comprennent et feignent de ne pas voir. à la fin, aussi étrangement que chez Debussy, la vie continue, et tous croient vraiment au "Ce n'est pas ma faute !" final de Golaud, qu'un tribunal aurait sans doute déclaré irresponsable.
Dans le cadre initial du "bureau", Mélisande est une sorte de secrétaire assez vulgaire en jupe, bas et chaussures à talons. La rencontre avec Golaud met apparemment en scène une situation de harcèlement sexuel dans une entreprise, sans aucun rapport avec les répliques qu'ils échangent. Ils semblent en fait déjà se connaître. Peut-être se retrouvent-ils tous les jours là, à côté de la machine à café, pour rejouer la même comédie et essayer de s'émoustiller dans la grisaille d'une vie de bureau? Ils n'ont pas l'air d'y croire, le tempo est lent, sans élan. Ils ne dégagent aucune énergie ni aucune poésie.
Oliver Zwarg fait quelques erreurs de rythme, de notes et d'accents dans ce rôle difficile même pour un francophone. Son legato est trop haché.
Danielle Grima a elle un bon français et un bon phrasé.
Xiaoliang Li a une belle voix, un excellent français et un beau phrasé, du moins quand il ne place pas ses respirations n'importe où.
La version d'origine sans interludes orchestraux a été choisie. Aucun temps n'est en effet nécessaire pour changer le décor, sauf entre le quatrième et le cinquième acte, où une longue pause ne sert apparemment qu'à placer le bureau à gauche à la place des chaises orange. Les personnages jouant dans la scène suivante restent en scène, rejoints par ceux qui ne jouaient pas dans la scène précédente, en des enchaînements étranges mais pas inintéressants.
Dans le cadre de la vie de famille, Geneviève et Mélisande s'installent dans des fauteuils coque blancs, Geneviève s'enduit de crème solaire, Pelléas arrive en "shorty" de surf et Yniold refait un passage qui justifie la sortie de Geneviève sur "Il faut que j'aille voir un instant ce que fait le petit Yniold" !
Toujours habillé en ado, Peter Bording grossit un peu sa voix mais est vocalement très correct.
Pour la scène suivant sa chute, Golaud est amené sur un lit d'hôpital à roulettes, qui resservira pour Mélisande au dernier acte. Aucun nerf dans son air, qu'il chante couché. Le passage décrivant l'atmosphère lugubre du château est encore plus ralenti, mais sans tension, sans vrai legato, sans même de sensation d'étirement du temps.
Pendant la scène des "cheveux", Mélisande et Pelléas jouent avec Yniold, ce qui enlève toute tension dramatique à leur échange. C'est juste un "jeu de rôles", presque un exercice de "récit automatique". Puis Yniold part quand même pour permettre un rapprochement du couple, qui s'enlace et s'embrasse sur ses dernières paroles, juste avant l'entrée de Golaud. Pendant ce temps, Arkel, spécialiste en méditation et techniques orientales, masse Geneviève, avec qui il forme à nouveau une sorte de vieux couple.
Après une nouvelle réunion familiale heureuse, tout le monde s'éloigne peu à peu pour laisser Pelléas et Golaud seuls. En effet, ils doivent jouer (à) la scène des souterrains, assis côte à côte dans des fauteuils. Pelléas s'inquiète un peu, mais pas de ce que dit Golaud, seulement de penser qu'il délire. Il s'efforce alors de trouver les bonnes répliques, de rentrer dans son jeu afin de ne pas faire apparaître sa folie, comme on évite de réveiller un somnambule.
Dans la scène où Golaud doit le faire regarder par la fenêtre, Yniold se traîne par terre...
Quand Pelléas se décide enfin à partir, il apparaît avec une demi-douzaine de sacs de voyage... vides.
Grâce à l'atmosphère familiale heureuse montrée avant la scène Golaud-Yniold, l'air d'Arkel à Mélisande paraît moins décalé par son optimisme que d'habitude.
Dans la scène suivante où Golaud demande son épée, l'option "Golaud est fou" fonctionne. Comme auparavant Pelléas, ce sont maintenant Mélisande et Arkel qui se font complices de la compréhension de son délire et de sa dissimulation à ses propres yeux. Mélisande finit quand même par craquer devant la folie de son mari, et Arkel doit la maîtriser elle et non Golaud - sur qui elle jette ses chaussures !
Le jeu entre Pelléas et Mélisande, dans leur grande scène d'amour, est presque réaliste - puisqu'eux ne sont pas fous? Peter Bording réussit très correctement les aigus du rôle. Ce qui n'empêche pas Mélisande de lui donner un soufflet au lieu d'un baiser... et Pelléas de chanter "encore ! encore !".
Mais "Il a son épée" : Golaud passe donc à l'acte? Comme l'époque est plus moderne, Golaud tue Pelléas de deux coups de feu, et la famille accourt.
Golaud est de plus en plus affligé de tics nerveux, et c'est là qu'on se souvient qu'il bougeait déjà nerveusement la jambe au tout début. Quelle merveille de cohérence que cette mise en scène !
Quand il est laissé seul avec Mélisande, Golaud sort son revolver, puis se le met sur la tempe en sollicitant le "oui, oui" de Mélisande.
Geneviève amène le bébé prématuré de Mélisande dans une couveuse à roulettes. Le décor trouve enfin sa justification en devenant un hôpital. Tout s'est-il joué dans un asile?
Alain Zürcher