Cyrano de Bergerac
Opéra Berlioz, Le Corum • Montpellier • 19/03/2006
Orchestre National de Montpellier
Choeurs de l'Opéra National de Montpellier Chef de Choeur : Noëlle Geny Marco Guidarini (dm) David Alagna et Frédérico Alagna (ms,d) Christian Gasc (c) Aldo Solbiati (l) |
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En raison de l'indisposition de Roberto Alagna, le bilan de cette seconde représentation du Cyrano de Bergerac d'Alfano à l'opéra de Montpellier est hélas en demies-teintes. Cette production est heureusement bien connue grâce au DVD enregistré en 2003 et n'avait plus rien à prouver, sinon sa capacité à tenir la scène. (Elle n'avait en effet pas pu être présentée au public en 2003 en raison de la grève des intermittents.) Le large succès public de cette matinée atteste de la réussite de ce pari.
Réussite certes prévisible pour une mise en scène où rien n'est fait pour choquer mais tout pour replonger le spectateur dans une ambiance "d'époque". Ce spectacle a satisfait un Opéra Berlioz comble au public très mélangé, souvent bruyant, n'hésitant pas à échanger des commentaires pendant la représentation et applaudissant chaque nouveau décor de David et Frédérico Alagna, certes toujours somptueux et bien éclairé par Aldo Solbiati.
La réussite était aussi programmée grâce au titulaire du rôle-titre, Roberto Alagna. Il a hélas dû se retirer après le premier tableau, victime d'une trachéite. Éric Bartelloni a le mérite d'avoir permis au spectacle de se poursuivre, mais on a peine à croire qu'il ait été choisi comme doublure réellement susceptible de remplacer Alagna, étant donné qu'il ne possède aucunement les aigus du rôle. Rôle qu'il n'a d'ailleurs pas eu le temps ou l'opportunité d'apprendre ni de répéter parfaitement.
Après avoir tenté de pousser ses aigus en détonnant amplement, une légitime prudence lui fait préférer de les marquer pendant la scène du balcon, particulièrement tendue vocalement, avant d'omettre à la fin une phrase entière trop aiguë. Heureusement excellent dans le médium comme dans son français, son phrasé et son expression, il est bouleversant dans la scène finale, même si son impréparation lui fait omettre quelques mots, et est chaleureusement applaudi par le public.
Autant qu'Éric Bartelloni, c'est Nathalie Manfrino qui a sauvé la soirée. Sa voix a gagné en rondeur et en ampleur depuis l'enregistrement du DVD. Son interprétation elle-même a mûri. Magnifique soprano plus si léger, elle séduit par le rayonnement libre de sa voix et la longueur de ses phrasés. On lui espère tout l'avenir qui aurait pu être celui d'Alexia Cousin. Grâce à elle, la scène de l'arrivée de Roxane au camp des Gascons est la première à offrir l'intensité dramatique et musicale dont on rêvait pour la représentation entière.
Pierre-Yves Pruvot et Jean-Luc Ballestra sont également excellents, comme Christine Tocci dans ses deux petits rôles.
Plus décevant, Philippe Georges n'a ni l'élégance ni surtout le mordant vocal de Nicolas Rivenq, qui tenait le rôle de De Guiche en 2003. Son émission est écrasée par des appuis laryngés (et peut-être aussi diaphragmatiques) excessifs, qui privent sa voix de tout rayonnement.
Marco Guidarini a déployé tous les charmes sonores d'une partition étonnante. Finalement peu vériste au-delà de quelques passages où l'exclamation ou la déclamation se substitue au chant, elle semblerait préfigurer Pelléas et Mélisande si elle n'était pas postérieure de trente ans.
L'opéra de Debussy a inspiré Alfano à de nombreux endroits, créant d'amusants parallèles entre telle scène de Cyrano et telle scène de Pelléas. Les inflexions de Roxane sont souvent celles de Mélisande, tandis que Cyrano lui-même, pour placer Christian sous le balcon, adopte celles de Golaud guidant Pelléas dans les souterrains. Le motif sur lequel s'ouvre le dernier acte de Pelléas imprègne aussi le dernier tableau de Cyrano. Si Cyrano n'était pas aussi très ancré dans le 19e siècle, il ferait partie de ces oeuvres post-debussystes qui ne s'en démarquent pas suffisamment pour ne pas évoquer leur modèle. Dans le choeur des Gascons affamés, on entend plutôt le Boris Godounov de Moussorgsky, qui avait lui-même stimulé le génie de Debussy. On doit en tout cas reconnaître à Alfano un vrai génie de la langue française, dont il rend admirablement la prosodie, avec pour le coup plus de naturel que Debussy.
Pour conclure, on reverra avec plaisir le DVD produit en 2003, en remerciant l'Opéra National de Montpellier et les frères Alagna d'avoir redonné vie à cette oeuvre intéressante, déjà exhumée à Kiel en 2002 et décidément à la mode, puisqu'elle est également coproduite par le Metropolitan et Covent-Garden en 2005 et 2006.
Alain Zürcher