Cosi fan tutte
Théâtre des Champs-Élysées • Paris • 12/11/2008
Ensemble Matheus
Choeur du Théâtre des Champs-Élysées Jean-Christophe Spinosi (dm) Eric Génovèse (ms) Jacques Gabel (d) Luisa Spinatelli (c) Olivier Tessier (l) |
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Così est un des opéras les plus délicats à mettre en scène. Son livret est certes excellent, mais justement, il transcende les normes, les clichés, les catégories... On peut le tirer vers la farce vulgaire ou bien en souligner le cynisme, ne pas y voir de cynisme mais une simple spéculation intellectuelle et libertine, y voir de la misogynie ou bien y trouver les hommes bien plus ridiculisés que les femmes, n'y voir que du réalisme, souligner au contraire la douceur et la suavité des climats créés par la musique... La vision la plus aboutie est dans mon souvenir celle de Gardiner au Châtelet en 1993. Dans les notes de programme, il écrivait que la mise en scène de Così était d'une telle évidence, si l'on suivait les indications de la partition, qu'il avait décidé de le mettre en scène lui même ! L'une des dernières versions scéniques présentées à Paris, celle de Patrice Chéreau, était pourtant aussi la plus platement vulgaire. En en traduisant toute la poésie, Gardiner avait-il donc édulcoré l'oeuvre? Ou avait-il au contraire permis à chaque spectateur d'en recevoir le message à travers le prisme de sa propre sensibilité?
La réflexion d'Éric Génovèse sur l'oeuvre ne semble pas encore totalement aboutie. On remarque quelques axes ébauchés : symétrie de placement et de mouvements entre les deux soeurs au début; sensualité très naturelle et moderne de Dorabella; durée d'une journée bien rendue par les lumières.
Éric Génovèse traite et rend très clairement l'évolution divergente puis "reconvergente" des deux soeurs. Il pourrait par contre mieux caractériser la noblesse de Ferrando. Mais Ferrando n'est peut-être pas un héritier de l'opera seria au même titre que l'Ottavio de Don Giovanni? Éric Génovèse le traite sur le même plan que Guglielmo, donc plutôt au niveau du Figaro des Noces. La "noblesse" de Fiordiligi n'est aussi ce soir, sous l'éclairage des "Lumières", qu'un esprit encore embrumé de préjugés, une âme non pas plus noble mais moins trempée.
La plus grande faiblesse de la soirée est de ne prendre sens et consistance qu'après l'entracte. Ce spectacle va sans doute mûrir au fil de ses représentations ! [Samedi 22 novembre en direct sur France-Musique, le début de la soirée sonnait toujours précipité et confus.] Malgré le génie de Da Ponte et Mozart, le premier acte semble ce soir un acte d'exposition digne du pire livret haendelien. Tout le monde cherche ses marques, jusqu'à l'éclairagiste qui baigne un décor neutre dans un fade gris perle. Même l'ouverture souffre d'un parti-pris de neutralité, d'une relecture linéaire de la partition, qui en gomme toutes les articulations et enchaîne les entrées d'instruments sans en souligner aucune. L'énergie brute qui fait merveille dans Vivaldi ne suffit pas à Così. Mozart requiert une conception d'ensemble portée de bout en bout de la partition, à la manière d'un René Jacobs ou d'un Nikolaus Harnoncourt.
Le décor n'est d'abord qu'ingénieux : deux éléments en coin peuvent être tournés et déplacés afin de figurer l'intérieur d'une pièce ou l'extérieur d'une maison. Au début, un arbre et une ébauche de terrasse en plein ciel évoquent vaguement le décor de Gardiner et le "Giardino sulla spiaggia del mare" de la partition. Décor et lumières ne deviennent beaux et intéressants qu'à la tombée (brutale !) de la nuit. Après un crépuscule doucement violacé pour la scène de séduction entre Dorabella et Guglielmo, un bleu nuit accueille Fiordiligi et Ferrando. La plus belle atmosphère est créée pour la scène de Dorabella "Fra gli amplessi" : à la fois intérieure pour "son" coin, et extérieure pour le coin des hommes, qui suivent la scène de leur fenêtre, par-delà une rue nocturne qui crée une atmosphère à la Goldoni.
Étrangement, l'intensité de l'engagement dramatique des chanteurs croît parallèlement à la qualité d'éclairage du décor !
Si tous les chanteurs sont vocalement excellents, la caractérisation vocale de leurs personnages n'est peut-être pas idéale. On se réjouit d'abord d'entendre un Don Alfonso bien chantant et non un "chanteur-acteur" en fin de carrière. Mais dès le premier trio, quelque chose ne fonctionne pas : les ensembles ne sont tout simplement pas écrits pour un Don Alfonso du même poids vocal que Guglielmo, voire plus sonore ou plus serio que lui ! L'équilibre en est complètement perturbé. En trio avec les deux soeurs, Pietro Spagnoli a beau retenir ses moyens vocaux, il impose sa ligne vocale et on regrette presque les frustes Alfonso aphones qui ne semblent que structurer le tissu musical de ponctuations bouffes.
Dorabella est ici distribuée à une vraie mezzo, ce qui colore l'oeuvre de manière intéressante, tout en correspondant à merveille au jeu sensuel que lui demande le metteur en scène, du moins selon les conventions en usage depuis Carmen. (Mais à l'époque de Da Ponte, où un teint hâlé n'était pas gage de sensualité, un timbre grave l'était-il davantage?)
Parmi les idées du metteur en scène, on peut aussi relever quelques gestes supposés aristocratiques de la part de Don Alfonso, à qui la qualité de maître en libertinage serait donc conférée plus par le statut social que par l'âge : esprit noble donc libre, il peut dominer les plus rustres Ferrando et Guglielmo. La réalisation scénique de cette idée, si tant est que c'en soit réellement une, ne me semble cependant pas fonctionner pleinement, Pietro Spagnoli n'étant pas totalement crédible dans son personnage, alors que Jaël Azzaretti semble beaucoup plus naturelle dans son rôle de Despina.
Le jeu d'acteurs est par ailleurs aussi classique que les décors, ce qui permet au public d'applaudir le metteur en scène à la fin.
Musicalement et acoustiquement, les voix sont très affirmées et présentes. Paolo Fanale séduit quant à lui davantage par son art des nuances. On est heureux d'entendre un si jeune chanteur ne pas forcer sa voix, bien qu'il soit déjà engagé pour les rôles standard du répertoire de ténor. L'orchestre aussi est clair et présent, renforcé en cela par la fosse entièrement ouverte et peu profonde. Les percussions sont même placées plus haut que le chef, juste au coin des murs de marbre, ce qui les rend très sonores. De manière amusante, une contrebasse a été logée à gauche et deux à droite !
Le choeur "Bella vita militar" est martelé staccato, ce qui est peut-être justifié par le fait qu'il est chanté (et donc massacré) par les gens du voisinage à qui Don Alfonso vient de donner les partitions - ou plutôt les paroles, car ils ne lisent vraisemblablement pas la musique. La scène des adieux qui suit aurait pu contraster par plus de morbidezza avec ce choeur et avec les piques de Don Alfonso. Scéniquement, l'image des deux couples faisant les mêmes gestes aurait pu être mieux creusée - ou abandonnée !
Avec le trio "Soave sia il vento", on commence à entrevoir la possibilité d'éprouver une émotion au cours de cette soirée. "Smanie implacabile" est cependant joué dans une agitation bien superficielle et pléonastique. La mise en scène va heureusement s'épurer peu à peu et gagner en efficacité en gagnant en immobilité. Dans "Come scoglio", la représentation littérale de Fiordiligi, ferme sous les vagues assauts de Guglielmo, fonctionne bien. Veronica Cangemi a beaucoup gagné en consistance vocale, en ampleur et profondeur. Un tel rôle lui est certainement bénéfique pour poursuivre cette évolution. Grâce à son excellente maîtrise de la voix de poitrine, elle se sort très bien de cet air, le premier de la soirée à être applaudi. Les nuances suaves de Paolo Fanale donnent ensuite bien le caractère serio d'"Un aura amorosa".
Les deux soeurs débutent le deuxième acte au lit, du moins sur un grand lit, ce qui est une excellente trouvaille scénique. C'est là que se chantent "Una donna a quindici anni" et le duo "Prenderò quel brunettino", très bien mis en situation. Après une excellente scène de séduction de Dorabella par Guglielmo (ou inversement), la scène entre Ferrando et Fiordiligi séduit par sa douceur vocale. Rinat Shaham est toujours excellente dans son air suivant, "Per pietà", accompagné par des cors quelque peu à la peine dans leurs motifs rapides. Luca Pisaroni chante son "Donne mie" avec justesse et simplicité. La scène suivante entre les trois femmes est également réussie, comme à vrai dire tout ce second acte. Efficace table en longueur face au public pour l'arrivée du notaire, et excellent jeu "à part" de Guglielmo.
Éric Génovèse choisit à la fin de reconstituer les couples d'origine. L'amertume de ce dénouement est surtout ressentie par Guglielmo et Despina - qui n'était que partiellement dans la confidence puisqu'elle n'avait pas reconnu Guglielmo et Ferrando déguisés ! Dorabella et Fiordiligi semblent quant à elles sortir parfaitement pures et sereines de cette aventure. La supposée "faiblesse" morale de Dorabella était d'emblée affirmée comme une force de caractère par les modernes Da Ponte, Mozart... et Génovèse. Fiordiligi a elle lutté puis cédé, empruntant donc le détour conventionnel de la "faiblesse féminine". Mais toutes deux triomphent à la fin. Selon cette lecture, aucune trace de misogynie dans cet opéra !
À voir jusqu'au 22 novembre au Théâtre des Champs-Élysées. à écouter samedi 22 novembre à 19h30 en direct sur France-Musique.
Alain Zürcher