Nathalie Stutzmann a fondé son propre ensemble pour l'accompagner dans les programmes de son choix ! Luxe inoui pour un chanteur, et pari qu'elle gagne grâce à la complémentarité de ses talents. Même si la critique n'encense pas toujours ses options stylistiques ni son émission vocale, le public la suit, et donc ses producteurs aussi ! On a l'impression d'admirer le décollage d'un OVNI en plein ciel musical : une cantatrice qui chante ce qu'elle veut et de la manière qu'elle veut, et qui réussit à entraîner l'adhésion de tout un orchestre qui obéit à sa voix comme à son geste ! Orchestre d'une très belle unité, d'un très bel engagement, dont les membres semblent admirer et aimer leur chef. Tous ont le courage d'interpréter parfois à contre-courant de la mode, mais cela marche parce que cela semble sincère et touche au coeur. Les "notes d'intention" figurant au programme sont ainsi parfaitement respectées : « une vision personnelle... expressive... sensuelle... ronde... chaleureuse... »
La voix de Nathalie Stutzmann est grave, est-ce ce tropisme qui explique que son ensemble sonne plus grave que les formations baroques habituelles? Est-ce dû à l'effectif orchestral choisi, à l'influence de sa voix sur les musiciens, ou à ses gestes amples et toujours très ancrés? La couleur est en tout cas séduisante et prenante. C'est même la richesse et l'intensité que j'imaginais, plus jeune, en déchiffrant les cantates de Bach empruntées en bibliothèque, et que je m'étonnais de ne jamais retrouver dans les enregistrements d'Harnoncourt - et seulement parfois, plus tard, dans ceux de Leonhardt, Herreweghe ou Gardiner. C'est une combinaison de l'engagement émotionnel et viscéral des grandes interprétations "romantiques" sur instruments modernes avec une bonne dose d'authenticité...
Séduit en première partie puis conquis par l'intensité émotionnelle de la deuxième, qui culmine avec le sublime (et sublimement chanté) Erbarme Dich de la Passion selon St-Matthieu, on tique quand même un peu à l'arrivée des bis, où l'on se demande si on n'a pas été séduit par une vulgaire compilation commerciale des "plus belles pages" du cantor... Nous avons en effet droit, successivement, à un Bist du bei mir dont la grandiloquence frise le ridicule et à l'aria de la suite pour orchestre en ré majeur BWV 1068, qui fait défiler devant nos yeux une flopée d'images de films mélodramatiques d'un noir et blanc brumeux. Un intense mais plus sobre Vergiss mein nicht, accompagné au luth seul, clôt heureusement la soirée.
Après un retard à l'allumage des hautbois dans la première sinfonia, le niveau des 23 musiciens de l'orchestre est excellent, jusque dans les solos offerts à certains. Nathalie Stutzmann convainc également vocalement, avec une émission ici non ampoulée, sachant être vocalisante dans Getrost de la cantate BWV 133. Elle réussit à être suffisamment souple dans ses mouvements de direction pour ne pas handicaper son émission vocale, mais au contraire l'inscrire dans une même musicalité vécue avec tout son corps. Sa pensée du souffle en tant que chanteuse guide aussi sa direction d'orchestre.
Si le programme réunit quelques scies d'un goût douteux, il recèle aussi des pièces originales comme la sinfonia de la cantate BWV 18, où les arabesques des cordes aiguës virevoltent au-dessus de la lourde marche descendante des cordes graves. Tout ce figuralisme de Bach est bien mis en évidence par la direction de Nathalie Stutzmann. Chez Bach, la structure musicale elle-même est au service de l'émotion mais aussi de l'élévation de l'âme.
Alain Zürcher