Der Ring der Nibelungen
Auditorium • Dijon • 05/10/2013 > 06/10/2013
Richard Wagner European Orchestra
Choeur de l'Opéra de Dijon Maîtrise de dijon Chefs de chant : Maurizio Prosperi (Die Alte Frau, Die drei Nornen) ; Elsa Lambert (Das Rheingold, Götterdämmerung) ; Emmanuel Olivier (Die Walküre, Siegfried) Daniel Kawka (dm) Laurent Joyeux (ms) Damien Caille-Perret (sc) Claudia Jenatsch (c) Jean-Pascal Pracht (l) |
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L'opéra de Dijon a tenté et réussi le plus ambitieux des projets pour tout théâtre lyrique : monter le Ring ! L'originalité du projet tient au fait de présenter une version raccourcie de la tétralogie de Wagner. Le paradoxe immédiat est d'avoir allongée d'une heure cette version raccourcie, par l'adjonction de deux pièces écrites pour l'occasion par Brice Pauset. Et la surprise vient de la qualité de la distribution réunie, mais aussi de l'efficacité d'une mise en scène très simple - d'une simplicité intelligente, décantée.
Tous ces éléments sont sans doute encore liés par d'autres relations : si la mise en scène séduit, c'est grâce
à la qualité du plateau vocal. Si un tel plateau a pu être réuni, c'est peut-être par la combinaison elle aussi
paradoxale de la promesse d'une version courte (où chacun peut conserver ses grandes scènes tout en s'en
épargnant d'autres) avec le défi de chanter tout le Ring en deux jours. Et non seulement tout le
Ring mais, pour la plupart des chanteurs, deux ou trois rôles importants !
On croyait difficile de trouver un bon Siegfried, et nécessaire de laisser cette perle rare se reposer deux ou
trois jours entre chaque "performance". On apprend ici qu'un opéra de province peut engager le plus merveilleux
des Siegfried et lui demander en prime de chanter Siegmund la veille ! Les coupures le font même rester sur scène
et enchaîner plusieurs de ses interventions ! Et quand on déniche un Fafner, on lui demande Hunding et Hagen
comme une petite faveur supplémentaire. Les filles du Rhin chantent aussi non pas une mais deux Walkyries. à la
Bastille, Sophie Koch cumulait déjà, avec peu de bonheur, Fricka et Waltraute.
Ici, Manuela Bress chante aussi une Walkyrie, ainsi qu'un rôle dans une des créations de Brice Pauset. Pour
approcher cet abattage, les travailleurs du dimanche de chez Castorama devraient au moins travailler le samedi
chez Leroy-Merlin et être videurs de boîte de nuit entre les deux.
Et cependant, Siegfried et Brünnhilde ne laissent échapper quelques sons criés que pendant le Crépuscule des Dieux, et encore par la faute combinée de l'orchestre qui devient de plus en plus bruyant au fil des épisodes, et d'un travail musical apparemment moins approfondi pour ce dernier volet. Brünnhilde reconcentre superbement son émission pour son monologue final. Tous deux sont bien supérieurs à leurs collègues du Ring parisien de juin dernier. Leur duo final de Siegfried est fantastique, vocalement libre et rayonnant! Voici deux voix saines et jeunes, très jeune même pour Daniel Brenna, américain mais d'un allemand parfait et d'un phrasé étonnamment souple et subtil qu'on lui souhaite de conserver longtemps ! Sabine Hogrefe a l'éclat et le mordant indissociables de Brünnhilde tout autant que les riches médiums qui constituent la plus grande partie de son rôle. Elle a une manière d'attaquer directement des aigus à leur place la plus exacte et la plus efficace, avant de les tenir à volonté, qui rappelle Edita Gruberova pour la technique. Scéniquement, son jeu amusant du début lui permet d'évoluer dans son personnage jusqu'à sa fin bien différente.
Josefine Weber est également une fraîche et séduisante jeune Sieglinde. On n'a jamais vu de couple Siegmund/Sieglinde aussi convaincant ! Gutrune lui va moins bien. Katja Starke est une belle Erda, plus claire qu'à l'habitude. Moins jeune de voix, Manuela Bress expose des registres inégaux dans les exhortations de Waltraute, mais est plus homogène dans son récit chanté à l'avant-scène. Les filles du Rhin et futures Walkyries sont superbes. Leur ensemble est bien plus harmonieux et équilibré qu'à la Bastille en juin ! (Elles ne sont fausses qu'en coulisse à la fin, où il leur faudrait sans doute un meilleur retour de l'orchestre !)
Florian Simson est un Mime moins caricatural que d'autres, tandis que le parti-pris bouffe est par contre poussé à l'extrême avec le Loge d'Andrew Zimmerman. En Fasolt, Francisco-Javier Borda a une magnifique déclamation. Bon Fafner et Hunding, Christian Hübner sonne pâteux en Hagen, ce qu'explique l'indisposition qu'il fait annoncer à l'entracte et non la cigarette sur laquelle tire compulsivement ce dernier personnage. Nicholas Folwell a une pâte sonore bien humaine, qui convient bien à Alberich et Gunther. Thomas Bauer est un Wotan humain. Efficace dans sa colère contre Brünnhilde, on le sait cependant d'emblée vaincu, traduisant bien l'inéluctable avancée du drame vers sa fin. Solide de voix et ferme de déclamation, il ne paraît couvert par l'orchestre que quand celui-ci perd toute retenue dans le Crépuscule - à moins que ce ne soit symboliquement un moyen supplémentaire choisi pour illustrer la fin de tous les personnages en les faisant noyer par la musique?
Qu'en est-il de la conception dramatique d'ensemble? Construire une arche d'un bout à l'autre de l'oeuvre est la préoccupation affichée par le chef Daniel Kawka, et la présentation du Ring sur deux jours est bien sûr l'occasion pour le metteur en scène Laurent Joyeux de transmettre une vision cohérente et complète. Tous deux y réussissent en bonne partie. Perturbé peut-être par l'oeuvre de Brice Pauset jouée en ouverture, l'orchestre est au début totalement déconcentré et absent. Il joue le prélude de L'Or du Rhin avec l'expressivité d'un synthétiseur midi. Puissance retenue, vagues, lever de soleil, cycle et recommencement, tout cela est remplacé par la platitude la plus linéaire. Puis concentration et qualité instrumentale apparaissent peu à peu, s'affirmant à la remontée de l'univers des Nibelungen. Dès lors, cette présence et cette qualité ne faibliront plus. La Walkyrie a l'élan que l'on attend, loin de ses pesanteurs de sa dernière production parisienne.
À l'opposé de ce dernier Ring de juin, ce sont à Dijon les deux épisodes centraux qui séduisent le plus. L'Or du Rhin, journée d'exposition très narrative, souffre de quelques coupures même si l'essentiel est préservé. Les géants emmènent par exemple Freia sans expliquer que ce n'est qu'en otage dans l'attente de l'or. La Walkyrie fonctionne bien, avec Hunding présent dès l'arrivée de Siegmund. Même très raccourci, Siegfried fonctionne. Par contre, le Crépuscule ne ressemble plus à rien. Quelle idée déjà de l'avoir fait commencer au milieu de nulle part, comme la bande son d'un mauvais film ! Est-ce de cela que l'orchestre se venge en couvrant ensuite les chanteurs? Et comment comprendre la séparation de Siegfried et Brünnhilde, ou l'attachement de celle-ci à l'anneau, que rien ne signale ici comme gage de leur amour?
Comme on avait pu s'étonner de voir un opéra de province réunir un si beau plateau vocal, on s'étonne qu'il semble si aisé de constituer un orchestre wagnérien parfaitement homogène et engagé, en en recrutant pour l'occasion les membres à droite et à gauche, et vu leur âge peut-être encore sur les bancs du conservatoire. Voilà un autre pan du mythe de la production du Ring qui s'effondre ! Présentée comme une immense prouesse à l'opéra de Paris, cette production semble ici couler de source. Sans doute a-t-elle réuni bien des énergies et coûté bien des soucis, mais enfin elle ne semble en rien surhumaine.
Cette simplicité rejaillit aussi sur la mise en scène, très claire et honnête. Nul désir ici de pousser à bout d'un côté l'opéra bouffe de Siegfried, d'un autre le confort et la morale petite-bourgeoise des couples, d'un autre encore l'héroïsme walkyrien. Les journées du cycle s'enchaînant, il aurait été stupide de tirer chacune dans une direction différente. C'est au contraire un décor non pas unique mais unifié, fondé sur quelques idées claires, qui donne un cadre minimaliste à un jeu d'acteurs toujours juste et expressif. Un fil rouge a été choisi, celui de l'écrit, poésie mais aussi support de papier. Il se traduit en belles images d'"arbres à lettres" et donne à Siegmund puis Siegfried un côté Werther vite énervant, mais qui ici fait au moins éviter l'autre écueil de leur héroïsme triomphant. Ces héros ne calculent pas intellectuellement comme Wotan ou Fricka, mais ressentent des émotions et les écrivent. Laurent Joyeux dit avoir voulu traduire la poésie de l'oeuvre, il y a réussi. Pour nourrir son propos de manière fluide, il utilise également bien les interludes musicaux, notamment ceux raccordant deux scènes coupées, pour faire jouer ses acteurs quand ils ne chantent pas (par exemple Hunding et Siegfried dans La Walkyrie). Coquetterie intellectuelle tout de même du metteur en scène : Siegfried ne boit pas l'antidote offert par Hagen mais se jette ensuite sur sa lame.
Visuellement, les filles du Rhin sont des filles du nord vêtues de blanc sous la neige. Elles s'en lancent bien
sûr, puis y rampent impuissantes comme des phoques après qu'Alberich leur a dérobé l'or. Des murs-piédestaux
portant des colonnes forment les éléments d'une architecture parfois éclatée, parfois réunie en un édifice comme
chez les Gibichungen. Dans L'Or du Rhin, ces colonnes montent dans les cintres tout en éclairant leur
ancienne emprise sur le plateau, une belle image qui aurait pu être approfondie. En ces temps de haute
technologie, il est amusant de faire apporter des lumignons par un Loge saltimbanque, plutôt que d'enflammer le
rocher de Brünnhilde par une pyrotechnie lumineuse. Mime est un bureaucrate aux manches de lustrine, ce qui
permet de caser encore pas mal de livres et nous prive des bruits de la forge, à l'exception des coups de
marteau que le clerc Siegfried assène sur son bureau avec sa règle.
L'oiseau est chanté à l'unisson par six maîtrisiens, ce qui est joli scéniquement mais fort confus
vocalement.
Côté costumes, l'époque choisie est-elle celle de Wagner? Le contraste est clair entre la bourgeoisie des
Gibichungen et le débraillé de Siegfried, engoncé dans un costume mal boutonné pour leur rendre visite, puis
habillé à leur mode quand il a bu le philtre.
Dommage collatéral du raccourcissement de l'oeuvre et de la suppression de rappels narratifs, les
leitmotive perdent leur prégnance et donc leur rôle, surtout au début du cycle. On ne les remarque à
nouveau vraiment que pendant le Crépuscule.
Quant aux oeuvrettes de Brice Pauset, elles ne seraient pas moins intéressantes que d'autres dans un autre
contexte, mais elles ne font ici que plomber et retarder l'action et la musique que l'on attend. Avant L'Or
du Rhin, les paroles incompréhensibles ânonnées en un mélange de français et d'allemand (avec des tenues
sur les "s" ou les "m" !) ne conditionnent en rien à la réception du drame wagnérien, sinon qu'elles le font
accueillir avec plus de soulagement et de gratitude. Avant Siegfried, quel non-sens dramatique d'aller
faire annoncer sa mort par des Nornes, ces mêmes Nornes dont on a amputé le Crépuscule des Dieux, ou
plutôt des soeurs cadettes falotes ne sachant que faire de leurs cordes.
Mais le projet n'a-t-il pas évolué et ne nous est-il pas présenté dans un état un peu bâtard, avec le paradoxe
de son raccourcissement et allongement? On imaginait au départ que Brice Pauset nous arrangerait un Ring, un peu
comme ces multiples Voyages d'Hiver réinterprétés, avec un orchestre réduit et une recomposition de la
trame narrative. Finalement, l'opéra de Dijon semble s'être découvert en cours de route la capacité de présenter
un "vrai" Ring avec un orchestre au complet, sans besoin de la justification d'une intervention
contemporaine pour excuser l'impossibilité d'être à la hauteur d'une exécution orthodoxe et intégrale. Car
l'opéra de Dijon s'est révélé tout à fait capable de produire un Ring de niveau international. Dès
lors, pourquoi pas une présentation intégrale? Ou à l'inverse une vraie version raccourcie plus compacte, sans
la deuxième scène avec Erda, sans la redite finale de la scène de l'oiseau et du dragon par Siegfried avant sa
mort, et en taillant (douloureusement !) dans certaines grandes scènes - dans La Walkyrie, les deux
entre Brünnhilde et Wotan, celle entre Brünnhilde et Siegfried...?
À voir à l'Auditorium de Dijon jusqu'au 13 octobre 2013.
Alain Zürcher