Au monde
Opéra Comique • Paris • 24/02/2015
Orchestre Philharmonique de Radio France
Patrick Davin (dm) Joël Pommerat (ms) Éric Soyer (d) Isabelle Deffin (c) Éric Soyer (l) |
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L'Opéra Comique nous permet de découvrir l'opéra Au monde de Philippe Boesmans, créé l'an passé à la Monnaie de Bruxelles, où il a reçu un accueil enthousiaste de la critique.
"Au monde est comme un mélange des Trois Soeurs et de Pelléas et Mélisande." C'est ce que Joël Pommerat écrit lui-même ! C'est aussi un point commun entre Boesmans et Pommerat, de ne pas prétendre créer ex nihilo, mais d'accepter la foule de références qui peuplent déjà leur mémoire. Tchekhov est présent dans la situation, le cadre, les personnages et la forme, présent aussi dans le caractère (l'indécision, la suspension, le déni et le non-dit, la résurgence progressive...). Il n'évoque naturellement pas de citations musicales. Plus fascinant, Pelléas et Mélisande sous-tend à la fois le texte et la musique. Au monde en rappelle à nouveau la situation, le cadre, les personnages et la forme, mais aussi le style de Maeterlinck, sa simplicité si grande qu'elle plonge le spectateur dans le mystère, dans son propre mystère comme le fait Pommerat, qui aime à laisser des "trous et des béances" dans son oeuvre, afin que chaque spectateur complète le canevas qui lui est offert.
"Ce n'est pas une vraie histoire, c'est une histoire qui organise des archétypes fictionnels, qui joue avec l'idée de l'histoire, avec l'idée de toutes les histoires", écrit Joël Pommerat. De nombreuses répliques ont leur origine ou leur écho dans Pelléas. Dans la mémoire du spectateur, chacune rappelle sa situation et les mots qui la suivent dans Pelléas, ainsi que sa mise en musique par Debussy. Qu'évoquent pour vous les répliques suivantes? Ne vous plongent-elles pas dans un brouillard de réminiscences, une atmosphère fantasque de contes et légendes du pays d'Allemonde?
« - Je m'étais endormi. - Je ne sais pas encore. - Je voudrais faire quelque chose. - J'ai de la peine. - Elle a beaucoup souffert. - Je sais bien que vous me comprenez. [Maeterlinck aurait omis "bien" !]- Je le vois, je le vois. - Mais oui, mais oui. - Mais non, mais non. - Il ne sort que la nuit. - J'ai vu du sang sur son visage. - Vous êtes tellement vieux, tellement vieux. - Je me suis endormie toute habillée. - Avez-vous entendu crier vous aussi? - C'est étrange. - Je vais peut-être aller m'allonger un instant. - Je vais essayer d'aller me reposer. - Bientôt, tu y verras plus clair. - La vérité... - Oui, oui. »
Et Pierre Louÿs de se glisser en intrus : « L'autre nuit, j'ai rêvé »...
Ces cris dont on nous parle souvent, Boesmans ne nous les fait jamais entendre. Sont-ils réels ou rêvés? Boesmans joue le même jeu de réminiscences que Pommerat, puisqu'il cite parfois Debussy ou écrit (ou du moins prosodie) "à la Debussy" - beaucoup au début de l'oeuvre, moins à l'arrivée d'Ori, à nouveau ensuite pour ce même Ori-Pelléas ou Ori-Golaud, ou à chaque apparition du père-Arkel. Au début de la scène huit, c'est la scène de la tour qu'il convoque ! Mais il fait aussi appel au Poulenc de Dialogues des Carmélites pour les deux interventions de la seconde fille qui rappelle la seconde prieure et son "Mes chères filles, j'ai encore à vous dire". Mais la fin de sa première tirade bascule vers My way sur les paroles "Et nous serons libres..." ! My way sera ensuite mystérieusement interprété, transformé au micro dans une octave masculine, par l'éternellement mystérieuse "femme étrangère" !
Très dépendante de ses librettistes, la sensibilité caméléonesque de Boesmans trouve ici à se nourrir et à grandir dans une émulation constante. En 1994 au Châtelet, un an après sa création à la Monnaie, on avait déjà pu admirer Reigen d'après Schnitzler, dont la structure forte et simple avait stimulé une création musicale efficace. En 2000, Wintermärchen (créé en 1999 à Bruxelles) était moins convaincant. En 2009 à l'Opéra de Paris, la musique d'Yvonne princesse de Bourgogne reflétait la vulgarité elle aussi "archétypale" de son livret.
Chaque personnage suit sa trajectoire. S'il en croise un autre, cela crée des étincelles comme une expérience du Palais de la Découverte, mais sans le faire dévier. Ori et la fille aînée sont-ils incestueux, le seront-ils, l'ont-ils déjà été? On ne le saura pas, c'était juste un écho "archétypal" de toutes les histoires d'inceste déjà vécues. Ori est-il un meurtrier, l'a-t-il déjà été, le sera-t-il à nouveau? Là aussi, ce n'est qu'une porte ouverte, dans l'imaginaire du spectateur, sur toutes les histoires d'assassins déjà écrites.
Chacun conserve ses contradictions du début à la fin. Personnage tchékhovien en diable, le mari de la fille aînée semble ambitionner de reprendre l'affaire du père, tout en tenant un discours utopiste tel Verchinine des Trois Soeurs. La seconde soeur est à la fois dans le déni face à la vieillesse de son père et dans la lucidité révoltée quant à la grossesse de sa soeur ou à la maladie (ou aux crimes possibles) de son frère. Mais il est facile de paraitre lucide quand certaines scènes ne jouent peut-être que ses propres rêves, ou pourquoi pas les émissions de télévision qu'elle anime - et déteste ou adore alternativement.
Musicalement, après un départ magistralement raté, l'orchestre est superbe. Quel régal pour les solistes, à qui Boesmans confie de nombreuses belles phrases ! Si Boesmans déclarait sur France-Musique que la salle Favart, plus petite que la Monnaie, favorisait le plateau vocal, on en doute d'abord, face au niveau sonore élevé de l'orchestre et à la faiblesse de certaines voix. Cet équilibre s'améliore heureusement après les premières scènes. Restent les émissions trop sourdes et appuyées de Frode Olsen et de Charlotte Hellekant, qui ne passent pas toujours la rampe. Par contraste, Patricia Petibon, Yann Beuron et Philippe Sly ont une présence vocale tranchante et efficace, où le timbre sert le texte au lieu de le voiler. Fflur Wyn (que l'on compare toujours à une soeur disparue tout en lui disant simultanément qu'elle peut et doit être elle-même !) est également efficace.
Du décor il y a peu à dire, puisqu'il s'agit d'une boîte presque noire avec une table et quelques chaises. On retrouve la simplicité des Tchekhov de Christian Benedetti à l'Athénée ! Les surtitres font partie intégrante du décor, puisqu'ils sont projetés sur le mur de fond, où ils sont presque impossibles à ne pas lire.
À voir jusqu'au 27 février à l'Opéra Comique. à écouter le 14 mars à 19h sur France Musique, ou dans l'excellent enregistrement réalisé au théâtre de la Monnaie !
Alain Zürcher