Don Giovanni
Théâtre des Champs-Élysées • Paris • 05/12/2016
Choeur de Radio France
Le Cercle de l'Harmonie Jérémie Rhorer (dm) Stéphane Braunschweig (ms,sc) Anne-Françoise Benhamou (dr) Thibault Vancraenenbroeck (c) Marion Hewlett (l) |
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Le Théâtre des Champs-Élysées nous permet de revoir, avec une intéressante nouvelle distribution vocale, cette production créée en 2013. Stéphane Braunschweig y fait preuve de son intelligence habituelle, dont témoigne aussi ses notes d'intention. S'il met le sexe et la mort sur la scène, ce n'est pas par provocation, c'est tout simplement le thème de l'oeuvre, dont il orchestre les composantes comme un ballet tragique.
Le rendu visuel est plutôt stylisé. On en retient le noir et blanc et les masques, non pas de velours chatoyant de broderies de couleur, mais blancs comme des squelettes. Les costumes restent dans cette même neutralité froide. S'ils évoquent parfois Stanley Kubrick, c'est davantage l'auteur d'Orange mécanique que celui de Barry Lyndon. Si l'on pense à l'extravagance débauchée d'Ensor, on est aussi ramené aux espaces organiques en noir et blanc de Dubuffet. Le lieu central est un crématorium, équipé d'une table au bout de laquelle s'ouvre le four. Les murs à angle droit de cette pièce tournent, et c'est une chambre qui apparaît, avec son lit, autre élément logiquement récurrent dans la vie d'un séducteur ! Entre ces pièces, des fenêtres ouvertes permettent aux personnages de passer d'une scène à l'autre mais aussi de s'asseoir et d'observer.
Dans ce cadre, Stéphane Braunschweig veut montrer l'ultime journée de Don Giovanni vue par les yeux de son valet Leoporello. Il y intègre les visions assez habituelles d'une Donna Anna ambiguë, d'une Donna Elvira amoureuse hystérique et d'une Zerlina consentante et rouée. Son Ottavio a de la noblesse, son Leporello une certaine dignité, quoique facilement monnayable et facilement tentée par les reliefs de chair (féminine ou cuisinée) qui passent à sa portée.
Comme souvent, Jérémie Rhorer et son Cercle de l'Harmonie tardent à convaincre. Quand tant d'autres vous laissent bouche bée devant une ouverture magistrale puis laissent partir en quenouille la suite de l'opéra, eux n'imposent que deux accords magistraux avant de se déliter en inflexions déclinantes, retards au démarrage et imprécisions rythmiques, mais trouvent une structure, une tenue implacable et d'excellents tempi dès qu'il s'agit de soutenir les chanteurs : d'abord Leporello, puis Don Giovanni, qui semble dès son entrée imposer sa direction incisive à l'orchestre comme à l'oeuvre.
La performance de Sébastien Bou est d'ailleurs magistrale sur tous les plans. Une nouvelle fois, le choix d'un Don Giovanni baryton aigu, comme naguère Nicolas Rivenq avec Jean-Claude Malgoire, est indiscutablement le meilleur, loin au-dessus des barytons-basses qui ont rigidifié le rôle à la suite de Cesare Siepi, vocalement à la fois superbe et absurde. Pour être face à chacun le personnage à même de le séduire, un séducteur doit avoir une voix souple pouvant les incarner toutes !
À ses côtés, Robert Gleadow est efficace et convaincant. S'il sonne naturel dans ses récitatifs, il irrite souvent dans ses airs par la manie d'ouvrir et appuyer les "a", même quand ils ne sont pas accentués par la prosodie italienne et la musique. Pense-t-il profiter ainsi d'une voyelle qu'il juge vocalement favorable? Ou veut-il accentuer par des "a" un peu vulgaires son côté plébéien, afin de mieux permettre ensuite à Don Giovanni d'imiter sa voix?
Le Commandeur de Steven Humes est superbe, comme le Masetto de Marc Scoffoni et l'Ottavio assez corsé de Julien Behr, plus à l'aise dans "Il mio tesoro" que dans "Dalla sua pace". Dans ce dernier air, ses attaques semblent légèrement retardées par une volonté d'assurer son émission en plaçant sa voix sur des amorces en bouche fermée. Sa ligne vocale serait encore plus libre et belle si elle reposait sur le souffle et non sur ces resserrements successifs du conduit vocal.
Les deux airs de Don Ottavio ont en effet été conservés, comme le duo bouffe "Per queste tue manine" entre Zerlina et Leoporello, et ensuite l'air d'Elvira "Mi tradi quell'alma ingrata", lui aussi composé pour Vienne en 1788 (l'année suivant la création à Prague), qui nous refait passer du giocoso au dramma. Cette succession de numéros crée un "tunnel" dramatique rarement ressenti en assistant à Don Giovanni, dont on s'étonne qu'il ait pu satisfaire Stéphane Braunschweig. La scène suivante, où Don Giovanni raconte à Leporello qu'il a séduit une de ses amoureuses est par contre très enlevée et bien jouée. Elle offre un pendant à la scène du premier acte où c'était Don Giovanni épuisé qui se faisait masser par Leporello - bien sûr sur la fameuse table du crématorium ! Suivait l'air dit du Champagne, Don Giovanni s'étant prestement requinqué en respirant quelque substance illicite. Il est intéressant de montrer les coulisses et non seulement la scène de la vie d'un séducteur, avec sa cuisine et ses passages à vide.
La distribution féminine est plus discutable et pose des problèmes d'équilibre dans les ensembles, où les femmes sont souvent en retrait. Zerlina est aussi en retrait face aux instruments qui accompagnent son air "Batti, batti". Donna Elvira sonne très mezzo, ce qui est intéressant pour les ensembles vocaux. Elle crie par contre un peu des aigus à la limite de sa tessiture confortable, mais sans doute Elvira crie-t-elle aussi ! Donna Anna n'est pas très caractérisée vocalement, on ne sait pas trop dans quelle direction elle veut aller. Intensément expressive dans ses scènes avec Don Ottavio, elle semble cependant forcer un peu ses moyens. Trop en retrait dans les ensembles, elle touche aussi ses limites dans son air final.
L'excellent choeur de Radio-France trouve ici un emploi scénique à sa mesure.
À l'acte II, la scène entre Elvira, Don Giovanni et Leporello est très bien jouée. La sérénade de Don Giovanni est efficacement rendue en voce finta. La scène du cimetière est jouée avec le macchabée du Commandeur allongé sur la table, et cela fonctionne très bien. La scène de la visite du Commandeur est également très intense et bien jouée. Le moment où il pousse Don Giovanni dans le four est attendu mais saisissant ! Et pour une fois, pour dissiper la vision noire de ce Don Giovanni, la scène finale est bienvenue voire nécessaire et nullement ridicule, ce qui valide les choix dramatiques de Stéphane Braunschweig et lui vaut ensuite d'être applaudi par le public avec toute l'équipe scénique, chose assez rare pour être soulignée.
À voir jusqu'au 15 décembre au Théâtre des Champs-Élysées.
Alain Zürcher