Die Zauberflöte
Opéra Comique • Paris • 07/11/2017
Orchestre Orchester Komische Oper Berlin
Kevin John Edusei (dm) Suzanne Andrade, Barrie Kosky (ms) Paul Barritt (animations) Ulrich Lenz (dr) Esther Bialas (dc) Diego Leetz (l) |
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L'Opéra Comique accueille une très originale production de son homologue berlinois, le Komische Oper. Le Collectif 1927, composé de Suzanne Andrade et Paul Barritt, s'est fait une spécialité d'intégrer comédiens et animations. Il fait référence à plusieurs esthétiques visuelles populaires, la principale étant le cinéma muet. Barrie Kosky, directeur artistique du Komische Oper, a eu la bonne idée de leur faire appliquer ce principe à un premier opéra. La Flûte Enchantée se révèle merveilleusement adaptée à cette approche.
Forte visuellement, cette approche est aussi parfaitement rythmée et efficace musicalement. Pour la plupart des scènes, c'est d'ailleurs la projection "cinématographique" qui fixe le tempo, et le chef est comme un accompagnateur de film muet. Quelques rares airs, comme heureusement celui de Pamina ("Ach ich fühl's"), permettent plus de liberté à la chanteuse et au chef, qui reprennent l'initiative.
La caractéristique la plus étonnante de ce système est d'être en deux dimensions, comme un écran de cinéma. Des projections quasi-constantes créent des fonds animés sur cet écran, et les chanteurs apparaissent par des ouvertures pratiquées à différentes hauteurs, debout sur de petits plateaux qui les maintiennent plaqués à l'écran. Leurs jambes sont souvent masquées par une balustrade qui constitue elle-même un écran et permet donc de leur adjoindre des jambes animées, ou dans le cas de la Reine de la Nuit un corps entier et des pattes d'araignée. Lourdement grimés de blanc, solistes et choristes sont costumés selon des archétypes du cinéma muet. Papageno est Buster Keaton, Pamina Louise Brooks, Tamino un jeune premier quelconque... et cela fonctionne très bien !
Dominik Köninger est un excellent Buster Keaton aux postures et moues très expressives. Tansel Akzeybek est aussi inexpressif que n'importe quel bellâtre cinégénique. Sarastro comme la Reine de la Nuit se voient assigner une immobilité totale. Étonnamment, les spectateurs entendus à l'entracte partageaient leurs impressions que ça bougeait beaucoup, alors qu'ils n'avaient sans doute jamais vu de chanteurs aussi statiques au cours d'une représentation d'opéra. Suzanne Andrade et Barrie Kosky font du super-Bob Wilson, du Bob Wilson en 2D, en ombres chinoises plutôt qu'en ombres projetées.
Tout le mouvement est pris en charge par les projections. Quand Papageno pleure, ce sont des larmes projetées qui jaillissent de ses yeux. Pamina lui tend un vrai mouchoir, puis le tord et en arrose un pot, d'où poussent des plantes projetées... Et bien sûr à la fin, une ribambelle de petits Papageno et Papagena envahissent l'écran devenu maison de poupée !
L'esthétique graphique est successivement noir-et-blanc et colorée, art déco, pinup, Benjamin Rabier, art cinétique, psychédélique, pop art ou steampunk. L'intérêt ne retombe peut-être que quand des plans d'architecture moderne sont projetés, quand Sarastro reste vraiment trop statique ou quand la Reine de la Nuit se transforme une fois de trop en araignée...
Les connotations sexistes et racistes de l'oeuvre ne sont pas du tout exploitées, alors que le procédé d'animation en aurait permis un certain degré de représentation. Mais le duo "Bewahret euch vor Weibertücken" est supprimé et remplacé par un intertitre. Ces intertitres de cinéma muet sont l'autre innovation majeure de cette production : ils remplacent les dialogues parlés, qu'ils condensent. Leur accompagnement par des extraits de pièces de Mozart jouées au pianoforte souligne l'incroyable parenté entre ces pièces et le type d'improvisation au piano qui accompagne souvent les films muets. Les poses suggestives des personnages et les textes emphatiques des cartons exacerbent les sentiments et la mélancolie exprimés par les extraits (très bien) choisis. La répétition des mêmes motifs mélodiques participe de l'enchantement lancinant du muet, où la sobriété du médium laisse toute sa place à l'imagination et à la sensibilité du spectateur. La distanciation même augmente l'émotion. Il est très étonnant et paradoxal de découvrir que le cinéma muet peut être un apport majeur à l'art de l'opéra, habituellement qualifié de total ! Less is more... Que deviendrait Cavalleria rusticana ainsi traitée ? Dépouillée de tout pathos par une esthétique de roman photo, l'oeuvre en sortirait-elle aussi génialement décapée que Butterfly dirigée par Karajan ?
Musicalement, l'orchestre et son chef Kevin John Edusei font le job, sans excès de précision et sans aucune vision dépassant le numéro en cours, voire la mesure. Le plateau vocal est d'un très bon niveau de troupe allemande, avec un biais vers des sons très couverts, comme ceux de Wenwei Zhang qui chante "Aus diesen häuligen Hollen". La Reine de la Nuit de Christina Poulitsi est sans problème, et Vera-Lotte Böcker chante un superbe "Ach ich fühl's". Les choristes sont parfois relégués dans les loges d'avant-scène, mais apparaissent ensuite sur scène avec leurs chapeaux hauts-de-forme. Impassibles physiquement, ils sont très expressifs et chaleureux vocalement. Les trois enfants, eux aussi grimés de blanc avec lunettes et perruques, ont trois timbres bien différenciés.
Un très bon moment, et un procédé que l'on espère revoir appliqué à d'autres oeuvres ! Outre ses qualités scéniques et dramatiques, il peut faciliter les tournées dans différentes salles, les distributions multiples et la diffusion auprès du jeune public ! Il peut même permettre de faire des économies en atteignant un résultat très correct avec un orchestre et des chanteurs aux qualités et aux cachets raisonnables. Aurait-on découvert la panacée ?
À voir jusqu'au 14 novembre à l'Opéra Comique.
Alain Zürcher