Le Theater an der Wien offer à Vienne une riche programmation d'opéra, comme on peut le découvrir en parcourant sa prochaine saison 2018-2019. Mais c'est un ballet de John Neumeier qu'il présente ce soir. Créée en 2002, La Mouette a été entièrement remontée pour l'occasion par son créateur, chaleureusement applaudi aux saluts finaux.
John Neumeier a transposé dans le monde du ballet la trame de Tchekhov, tout en en conservant ce qui constitue pour lui l'essentiel : les sentiments des personnages et leurs relations. Le drame et l'échec chers à Tchekhov se jouent donc entre la ballerine classique Arkadina, son amant le fat chorégraphe Trigorine, son fils aspirant chorégraphe Kostja et la jeune Nina dont il est amoureux et qu'il fait jouer dans le ballet un peu ridicule mais révolutionnaire qu'il présente aux estivants de la maison de campagne, éternel décor tchekhovien. Nina en est amoureuse aussi, jusqu'à ce qu'elle s'entiche de Trigorine, en qui elle voit surtout un tremplin plus favorable à sa carrière - qui ne la mènera cependant à Moscou que pour danser dans une revue. Bien plus tard, Kostja et elle se recroiseront, mais l'amour ne les réunira pas.
C'est cette histoire que John Neumeier nous raconte en ballet, moderne mais assez réaliste, mimant les situations comme les émotions. Décors et costumes contribuent à installer une fine mais classique atmosphère tchekhovienne. Ce furent d'abord les Trois Soeurs de Tchekhov qui impressionnèrent John Neumeier dans la mise en scène de Lee Strasberg à New York, mais ses rêves à ce sujet ne se concrétisèrent pas. Une mise en scène de La Mouette éveilla plus tard un désir plus concret, John Neumeier ayant reconnu dans cette pièce des thèmes universels, un jeu entre l'amour et l'art traduisible par la danse.
Les musiques choisies collent très bien aux atmosphères et émotions successives - sans doute aussi parce qu'elles ont elles-même dicté non seulement bien des éléments de la chorégraphie, mais aussi l'ordonnancement de son sous-texte. On peut entendre notamment au premier acte plusieurs mouvements de la 15ème symphonie de Chostakovitch, au second acte des extraits de son opérette Moscou - Tcheriomouchki et de sa symphonie de chambre pour cordes en do mineur op 110a, transposition par Rudolf Barshai de son quatuor n°8.
Les numéros successifs chorégraphiés par John Neumeier sont très différents, épousant à merveille les facettes de la musique (et sans doute de la vie intérieure) de Chostakovitch : au premier acte un premier numéro gymnaste et athlétique, un deuxième burlesque, plus tard un numéro romantique en contraste avec la caricature de chorégraphie moderne de Kostja... Le second acte caricature quant à lui un ballet classique de Trigorine, en pointes et tutus. Mais auparavant, c'est le magnifique ensemble très organique du rêve de Kostja qui séduit en sculptant comme des grappes de danseurs. Vers la fin de l'acte, la scène ou Sorin s'évanouit a une belle intensité dramatique. Suivent un retour de la diva et de son chorégraphe, et enfin le dernier beau duo de Nina et Kostja.
Le premier acte est plus narratif et chronologique, proche du déroulement de la pièce, tandis que le second procède par flashs éclairant des moments isolés et marquants. L'univers thchekhovien est bien rendu par ce procédé : dès le début, tout se ressent même quand il ne se passe rien, tout est déjà écrit, le destin se déroule en un éternel recommencement. Les personnages deviennent iconiques par leurs doutes et leurs velléités même.
Les solistes sont excellents et bien différenciés. Anna Laudere campe la classique et énervante Arkadina, le soliste du Bolchoï Artem Ovcharenko est un Kostja crédible, une présence intense plus qu'un fat virtuose. Le fat et le traître sont réunis en Dario Franconi, qui avec une silhouette et un style totalement différents brosse un Trigorine très crédible. Alina Cojocaru est physiquement du côté de la jeunesse brute, sensuelle et fière de Kostja, mais son désir ou son ambition l'entraîne cependant dans l'univers artificieux du couple Arkadina / Trigorine et vers les feux de la capitale qui brûleront ses fragiles ailes de mouette. Le vieux Sorin est joué par Lloyd Riggins, un soliste familier de Neumeier à Hambourg. Mais Neumeier ne voulait surtout pas d'un danseur qui mime la vieillesse en se tenant le dos, donc il ne danse pas - mais est très expressif dans toutes ses poses et ses déplacements.
Un merveilleux spectacle très prenant, qui a fait salle comble et a été très applaudi à juste titre.
Alain Zürcher