Written on skin OC
Philharmonie • Paris • 14/02/2020
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Le festival Présences présente en version de concert le deuxième opéra de George Benjamin, Written on skin. Commandé par Bernard Foccroule et créé en 2012 au festival d'Aix-en-Provence, l'oeuvre a déjà été donnée en 2013 à l'Opéra Comique avec l'Orchestre Philharmonique de Radio France. C'est ce soir le compositeur lui-même qui le dirige.
La version de concert et l'acoustique de la Philharmonie permettent de goûter l'oeuvre de manière très claire, à la fois analytique dans le détail et parfaitement fondue dans son ensemble, donc d'une manière proche de l'idéal revendiqué par George Benjamin, attentif à la structure comme au résultat sonore, et avant tout artisan inlassable remettant dix fois chaque mesure sur le métier - dans le meilleur des cas, sinon c'est cinquante, comme il le confie lors de la conférence d'introduction au concert !
George Benjamin ne dissimule-t-il pas aussi des codes secrets dans son oeuvre, comme le veut l'usage dans les thrillers d'inspiration médiévale ? Évolution plus subtile des Leitmotive wagnériens, ces motifs musicaux tisseraient des liens inconscients dans notre mémoire et joueraient ainsi avec nos émotions ! Peut-être constituent-ils un moyen terme entre le procédé wagnérien plus viscéral et la structure en arche de Berg, qui procure une jouissance plus intellectuelle ? Si Written on skin a conquis tous les critiques par ses qualités infiniment séduisantes et chatoyantes, les conditions parfaites de son écoute de ce soir reposent cependant la question de l'ensemble et du détail, ainsi que celle de la forme et du fond.
Nous entendons pendant une heure et demie une oeuvre parfaitement équilibrée, divisée en trois actes d'une demi-heure. Ces actes marquent des étapes, sans pour autant mettre en valeur de début ni de fin remarquable. Quelques moments forts sont repérables par de rares tutti d'orchestre. Même si George Benjamin en varie subtilement les timbres instrumentaux ou le rythme, ces tutti remplissent une fonction assez générique. Paradoxalement, toute la complexité de l'écriture de George Benjamin ne leur donne pas plus de poids émotionnel que des tutti par exemple de Puccini. Entre ces tutti, la musique est continue, non seulement durchkomponiert mais tissée de bout en bout comme une toile d'araignée. L'inspiration médiévale est décidément présente ici aussi, et le parallèle avec l'enluminure s'impose ! Comme en une enluminure, la dimension artisanale et décorative est prégnante, mais une autre lecture peut ne voir en cette même enluminure que symboles et sens, plus ou moins visibles, cachés parfois par la seule ignorance, comme nous avons perdu la signification symbolique de telle fleur ou de telle posture.
Written on skin ne ménage ni silence ni grande page orchestrale. Les voix y sont toujours présentes. Elles ne sont jamais purement parlées, George Benjamin en a horreur, mais il utilise tous les degrés du chant jusqu'à la limite du parlando et de la mezza voce, par exemple pour les insinuations du Mauvais rêve du Protecteur au début de la deuxième partie. Très attaché à la compréhension des paroles et au confort des chanteurs, George Benjamin réduit à chaque entrée vocale le niveau sonore de son orchestre, et y glisse des repères utiles au chanteur. Il crée ainsi, par la subdivision de l'orchestre, une multitude de climats légèrement différents, d'une grande finesse, mais jamais très contrastés. Là aussi, on s'étonne que la complexité d'écriture ne génère pas la perception d'une variété plus grande qu'à l'écoute par exemple de Pelléas et Mélisande de Debussy. Ce que Debussy obtient par la harpe dans la scène de la tour, George Benjamin l'obtient par l'harmonica de verre, qui intervient à des moments cruciaux. Ce que Verdi obtient par le violoncelle accompagnant Philippe II dans Don Carlos, il l'obtient par la viole de gambe.
Bref, George Benjamin nous séduit par une musique d'une grande complexité et d'une magnifique qualité de réalisation, mais que nous percevons dans une relative uniformité, qui nous touche donc souvent moins que des musiques dramatiques plus simples, tout en ne procurant pas non plus le même plaisir qu'une fugue de Bach.
Si George Benjamin veut une intrigue claire et des voix compréhensibles, il utilise aussi parfois ses voix pour leurs qualités instrumentales. Quelle est la signification profonde du fait qu'à chacune ou presque de ses entrées, Agnès commence par un son "instrumental" ? Jusqu'à la deuxième syllabe, on ne sait pas, les yeux fermés, si on entend une flûte ou sa voix ! Est-ce pour souligner une nature organique, émergeant telle Erda de la matière, ou au contraire une harmonie avec la "musique des sphères", avec un monde idéal qui ne serait pas le chaos quotidien ? Très caractéristique aussi, le jeu sensuel des harmonies et des battements entre les deux voix féminine et masculine sur "too close" ! On repense aux Trois soeurs de Peter Eötvös, qui en 2001 au Châtelet développait largement ces effets, favorisés par le choix de trois voix de contre-ténor.
Chez Benjamin aussi, la distribution vocale est un choix très affirmé, celui d'une structure d'un équilibre et d'une symétrie parfaite : deux voix mixtes intenses, Agnès et le Protecteur ; deux voix plus légères, sa soeur et le mari de celle-ci ; et en pivot, la voix androgyne de contre-ténor du Garçon (Boy), figure centrale mais passive, victime du désir et de la soif d'affirmation d'Agnès, comme plus prosaïquement de l'exercice "naturel" du pouvoir de son mari. Nul besoin d'ailleurs d'enluminure pour révéler leur intimité, puisque c'est en écrivant au mari que le Garçon exécute cette demande ultime d'Agnès, qui revient à accepter sa propre mort et celle probable de son amante. Mais en l'écrivant au lieu de la dessiner, il en prive sa commanditaire, puisqu'une femme comme Agnès ne sait pas lire. Tout en étant un récit d'émancipation féminine, Written on skin respecte l'imagerie de la femme de l'époque, dont le désir ne pouvait être que satanique. La catastrophe est totale mais relativisée par la présence quotidienne du meurtre et de la torture : il suffit de regarder par la fenêtre. Et en de récurrentes visions abolissant ou accélérant le temps, Martin Crimp fait bitumer en parking la prairie des suppliciés ou traverser par une autoroute le petit bois.
L'Orchestre Philharmonique est splendide, le plateau vocal aussi. Georgia Jarman impose une présence vocale et dramatique forte. Ross Ramgobin affirme vocalement une autorité plus monolithique. Victoria Simmonds et Nicholas Sharratt sont d'efficaces comparses - traîtres d'opérette ou anges ! Tim Mead incarne d'une voix solaire et rayonnante son personnage à la fois central et inexistant.
À écouter en direct sur France Musique.
Alain Zürcher