Armide
Théâtre des Champs-Élysées • Paris • 10/10/2008
Choeur et Orchestre Les Arts Florissants
William Christie (dm) Robert Carsen (ms) Gideon Davey (dc) Jean-Claude Gallotta (chg) Robert Carsen et Peter Van Praet (l) |
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La tragédie lyrique a atteint ces dernières années en France une remarquable maturité, sans tomber dans la routine. Après le Châtelet pour les Paladins de Rameau, c'est le Théâtre des Champs-Élysées qui accueille une production très aboutie des Arts Florissants, qui dialoguent à nouveau très richement avec un grand chorégraphe, aujourd'hui Jean-Claude Gallotta. On espère que des productions de ce niveau survivront à la crise économique et que la Caisse des Dépôts, entre deux banques à sauver de la faillite, trouvera encore son intérêt dans le mécénat culturel !
Pendant cette soirée, l'impression la plus forte est de recevoir cet opéra de manière aussi directe que par exemple la Traviata, en étant pris "par les tripes", au premier degré, sans distanciation, sans "pose". L'expérience accumulée par tous les artistes leur permet de s'engager désormais dans ce répertoire avec un parfait naturel, une entière sincérité, sans se brider en ayant la tête farcie de traités d'ornementation et de style. Quinault et Lully en ressortent grandis, pères d'une oeuvre d'une remarquable efficacité dramatique. Un beau contraste par rapport à la production de 1992 ici-même, sans unité ni élan, visuellement laide et musicalement peu convaincante.
Le travail d'équipe des metteurs en oeuvre de cette production est remarquable. La direction de William Christie est d'une vitalité renouvelée, la mise en scène de Robert Carsen d'une intelligence presque discrète, la chorégraphie de Jean-Claude Gallotta à la fois moderne et parfaitement intégrée. Comme c'était le cas pour les Paladins, tous les interprètes ont gagné au contact du chorégraphe : tous les mouvements scéniques sont merveilleusement justes et comme chorégraphiés.
Devant cette réussite exemplaire, on est stupéfait (plus encore que choqué) qu'une partie du public ait pu huer le metteur en scène venu saluer. Qu'attendaient-ils d'autre, et par quoi ont-ils pu être déçus ou heurtés? Par une séduisante apparition féminine presque nue? Par une traduction trop dépouillée des ors et des argents versaillais, rendus par la lumière plus que par le stuc? Par la cohorte des choristes assaillant de leurs baisers Stéphanie d'Oustrac "livrée à l'amour" par la Haine? Pensent-ils qu'une version de concert leur aurait offert la même qualité d'émotion, sans le remarquable travail de direction d'acteurs effectué? Par indulgence, nous supposerons que cette frange excessivement cultivée du public aura été choquée de la suppression de la scène 3 de l'acte V !
Étrange flottement en effet que celui créé par cette suppression : Renaud vient de chasser les Plaisirs qu'il est incapble de goûter en l'absence d'Armide, et quand celle-ci revient, lui s'éloigne vaguement dans le fond, avec une gauche veulerie plus houellebecquienne que lullyenne ! Il a tout bonnement décidé, finalement, de préférer la Gloire à l'Amour ! Il n'a eu aucun besoin du bouclier de diamant apporté par Ubalde et le chevalier danois pour rompre l'enchantement ! Armide n'a d'ailleurs guère besoin de démons non plus. Il y a bien des bergères ou des nymphes qui dansent de ci de là, mais ils font tapisserie plutôt que d'être les agents implacables d'une Maîtresse. Pas d'envol dans les airs, pas d'exil, de retraite... Robert Carsen a-t-il voulu débarrasser les éternelles passions humaines de leurs déguisements d'époque? Restent des êtres de chair et un texte, celui de Quinault. Pour comprendre sa tragédie, on ne peut pas se contenter du jeu scénique : il faut ce soir suivre tous les mots prononcés. Sinon on ne comprend pas non plus le comportement d'Hidraot avec Armide, qui ressemble à celui d'un prétendant éconduit alors qu'il est son oncle.
Il est vrai que Stéphanie d'Oustrac, et Armide avec elle, est bien séduisante, fatale ! Les lumières rasantes mettent en valeur l'éclat des yeux, les expressions du visage, aussi fulgurantes que les éclats vocaux. à nouveau en grande forme vocale, Stéphanie d'Oustrac incarne totalement son personnage, que l'on entendait et espérait déjà dans sa Médée de Thésée il y a dix ans sous la baguette du même Christie.
Tout le plateau vocal est d'un niveau qui rend la critique assez vaine. Tout au plus pourrait-on reprocher à Nathan Berg un manque de clarté de son texte? Paul Agnew est ce soir d'une "solide fragilité", c'est à dire que son timbre élégiaque séduit par sa fragilité, tout en ne montrant pas de signes de faiblesse ! Il échappe en tout cas à l'empâtement et à la raucité dont il est parfois victime. Laurent Naouri est égal à lui-même, mais sa scène de la Haine est à mon sens la plus faible de la soirée. On n'y croit simplement pas. Un tempo d'abord trop rapide contraint Naouri à avaler le quart de son texte. Les déshabillés rouges qui vêtent pareillement hommes et femmes n'assoient pas davantage son autorité, non plus que son apparition debout sur le lit, position plutôt faible, ridicule et inconfortable. Après une danse bien doucereuse des suivants de la Haine, il n'est pas étonnant qu'Armide repousse facilement son secours. Une fois repoussé, Laurent Naouri chante d'ailleurs de manière bien plus crédible.
Marc Mauillon séduit comme déjà à sa sortie de conservatoire et depuis. Son instinct de comédien lui fait trouver des accents saisissants pour "c'est lui-même", dans un grave mordant très ouvert, ou plus tard pour "molle oisiveté", dans une coloration opposée. Isabelle Druet n'a pas ici de quoi épanouir le talent qu'elle manifestait en sortant du même conservatoire. Andrew Tortise en chevalier et Anders J. Dahlin s'affirment de manière intéressante dans leurs tessitures élevées.
L'un des seuls désagréments de la soirée est produit par l'amplification excessive du continuo, qui crée des effets étranges de spatialisation et de durs échos du son contre les balcons. Le traitement du continuo par Christie est déjà bien moins sec que jadis, se rapprochant plutôt de celui de René Jacobs. Si le son en paraît cependant toujours trop faible, pourquoi ne pas enrichir encore sa trame musicale et son effectif plutôt que de recourir à des artifices électroniques?
Robert Carsen utilise bien la salle, où il fait circuler puis chanter les choristes du prologue. Ubalde et le Chevalier arrivent aussi sur scène à travers la salle, où les spectateurs figurent plaisamment les "monstres horribles" qu'ils croisent. Les décors minimalistes sont superbement mis en valeur par la lumière diversement dorée ou argentée. La scène pastorale de l'acte II ("Plus j'observe ces lieux...") se noircit d'un coup à l'arrivée d'Armide ("Enfin, il est en ma puissance"), les roses rouges y restant les seuls points de couleur.
Le Prologue se joue au château de Versailles, lors d'une visite touristique. Les danses du prologue sont ainsi entièrement filmées et projetées. Elles parviennent à rester presque parfaitement synchronisées avec la direction de Christie, temporairement transformé en accompagnateur de film muet.
Le touriste Paul Agnew s'endort sur un lit à baldaquin, avant de se réveiller lors d'un bref épilogue qui permet de retrouver le château. Sur le lit où elle s'était poignardée (ce qui est plus moderne et aussi plus facile que de s'envoler dans les airs), Armide est remplacée par Paul Agnew, réveillé par la guide du groupe suivant. Paul Agnew aura donc rêvé la tragédie d'Armide. Bien que ce soit une des ficelles les plus usées de la mise en scène, ce n'est qu'en tapant ces mots que j'y pense ! Manifestement, cet enrobage plaisant n'ajoute ni ne retire rien à la qualité dramatique des cinq actes qu'il enserre. Il rend juste le spectacle un peu plus total, mais l'essentiel se joue tous les soirs sur le plateau et dans la fosse !
À voir jusqu'au 18 octobre au Théâtre des Champs-Élysées. à écouter samedi 18 octobre en direct sur France-Musique.
Alain Zürcher