Fra Diavolo
Opéra Comique • Paris • 02/02/2009
Choeur Les Eléments (Joël Suhubiette)
Le Cercle de l'Harmonie Jérémie Rhorer (dm) Jérôme Deschamps (ms) Laurent Peduzzi (d) Thibaut Welchlin (c) Rémi Nicolas (l) |
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Après le Théâtre Français de la Musique de feu Pierre Jourdan en novembre 2006, c'est bien naturellement au tour de l'Opéra Comique de remonter Fra Diavolo, chef d'oeuvre de l'opéra comique français. Le programme de salle, très bien fait, nous rappelle la fécondité et la popularité immenses d'Auber et de son librettiste Scribe, qui ont produit ensemble 37 ouvrages lyriques ! Il est vrai qu'ils employaient des dizaines de collaborateurs, comme aujourd'hui l'agence d'un grand architecte ou d'un grand metteur en scène comme Bob Wilson. Ils ont créé, avec La Muette de Portici, le "grand opéra à la française", et Scribe a imposé le principe des droits d'auteur proportionnels aux recettes !
Scribe et Auber visent à l'efficacité et y parviennent magnifiquement. L'intrigue paraîtrait plate et peu crédible si on s'y attardait, mais on n'en a pas le temps. Scribe enchaîne les scènes sans en approfondir aucune, et Auber passe au thème et à la forme musicale suivante avant même que l'on ait eu le temps de réaliser la vacuité de la précédente. L'arrivée du couple anglais paraît ainsi très bancale, on ne sait plus trop si l'on écoute un choeur, un ensemble ou des solistes aux lignes vocales improbables et au texte confus, mais cette scène comme les suivantes est expédiée avant même d'être retombée sur ses pattes en un semblant d'équilibre. Très moderne donc, cet Auber ! Aussi brillant et virevoltant que le Rossini des Péchés de Vieillesse, dont un concert ici-même nous a donné un aperçu.
Cette légèreté convient à merveille à Jérôme Deschamps, qui n'a pas besoin d'en rajouter pour entraîner le public. Seuls quelques éléments du décor s'animent facétieusement, Milady gratte une mandoline jouet ("dzoing dzoing" !) et Giacomo et Beppo se déplacent cachés dans de désopilants tonneaux, en hommage peut-être à Laurel et Hardy. Trois actes et deux entractes pour trois décors, au demeurant très dépouillés. Une ouverture carrée dans le fond laisse voir un ciel bleu, au troisième acte une bâtisse sur la crête d'une colline, un arbre sur scène, au deuxième acte nous sommes à l'intérieur, sur le vaste palier au papier peint désuet où est installé le lit de Zerline, devant la chambre des Anglais. Quand les soldats défilent au fond de la scène, c'est en soldats de plomb, immobiles sur un tapis roulant, bel effet simplement mais profondément subversif !
Jérémie Rhorer et son Cercle de l'Harmonie sont aussi à la fête, l'orchestre d'Auber étant riche d'instruments à vents, propres à renforcer l'efficacité dramatique de la partition. Dès l'ouverture et jusqu'à la fin, leur énergie ne retombe jamais et tous les tempi sont d'un parfait naturel.
Le choeur Les Éléments tire aussi son épingle du jeu, avec des timbres très clairs qui traduisent bien la transparence de l'écriture d'Auber.
Les voix solistes sont, elles, un peu malmenées, dans un décor qui ne les favorise pas acoustiquement. Les ensembles sont étonnamment écrits, une ou deux voix chantant toujours staccato ou à contretemps pour en augmenter le punch et la lisibilité. Les surtitres sont cependant bien utiles ! L'équilibre entre les voix y est aussi délicat. Il est obtenu ce soir plutôt "par le bas", c'est à dire en se calant sur la voix la plus faible. Le résultat vocal déçoit par contre un peu dès que les chanteurs doivent soutenir de vraies lignes vocales.
Les airs solistes nécessitent une vocalité rossinienne, avec une bonne agilité dans le sillabato, des aigus faciles mais pouvant être légers, et une jolie conduite de ligne vocale permettant la cantilène. Sumi Jo, un peu inégale mais toujours exquise dans ce style musical, semble ne jamais vieillir. Doris Lamprecht se sort très bien de l'étrange partie de Milady, ni tout-à-fait de caractère ni vraiment lyrique. Dans sa première intervention, elle finit ses phrases en voix parlée. Marc Molomot réussit l'excellente composition plus franchement de caractère d'un Anglais, assez inconsistante vocalement mais très efficace scéniquement. Vincent Pavesi est excellent.
Kenneth Tarver est un séduisant ténor lyrique léger, qui ne coince que les aigus de son air d'entrée, aux redoutables intervalles, où il semble manquer d'une tenue basse du souffle - ou de quelque autre expression que les techniciens du chant voudront bien substituer à celle-ci ! Dans son grand air "Je vois marcher sous ma bannière", ses aigus sont à nouveau souvent "en arrière", plus larges que verticaux (mais aucunement latéraux, presque trop couverts en fait, ou couverts sans un ancrage suffisamment bas du souffle, sans un tonus suffisant), plus lâchés que soutenus... Cet air, comme celui chanté par Zerline à l'acte II, ont en fait été ajoutés par Auber pour la création de l'ouvrage en italien, puis traditionnellement incorporés à la version française, qui était donc à l'origine bien moins exigeante vocalement.
Antonio Figueroa a lui une très jolie émission encore plus légère, dont le seul défaut consiste dans le faible volume sonore. Il conduit bien les aigus en voix mixte de son air. Les deux comparses Thomas Morris et Thomas Dolié sont impayables par leurs mimiques ainsi que quand ils singent Zerline en voix de fausset ! (On pourra retrouver Antonio Figueroa et Thomas Dolié à l'opéra de Massy dans Cosi fan tutte en mars.)
On ressort en fredonnant le même air qu'après avoir vu la version de Laurel et Hardy, c'est à dire le thème de Fra Diavolo, chanté par lui-même au cinéma mais ici chanté par Zerline puis amplement repris par l'orchestre au début du troisième acte. Pari tenu donc pour Auber et Scribe, d'un spectacle qui plaît et se fredonne à la sortie !
Alain Zürcher