La Muette de Portici
Opéra Comique • Paris • 09/04/2012
Orchestre et choeur du Théâtre Royal de la Monnaie
Patrick Davin (dm) Emma Dante (ms) Carmine Maringola (d) Vanessa Sannino (dc) Sandro Maria Campagna (chg) Dominique Bruguière (l) |
|
Ce spectacle est une coproduction avec la Monnaie de Bruxelles, coproduction étrange car il n'y est pas encore programmé, apparemment par crainte que le duo « Amour sacré de la patrie » n'enflamme les foules comme le 25 août 1830, où il fut le signal d'une révolution qui déboucha sur l'indépendance de la Belgique ! Cette coproduction est aussi à l'origine du principal défaut de la soirée : son intensité sonore excessive. La Muette avait été créée en 1828 à l'Opéra, à l'époque la salle Le Peletier de 1800 places. L'effectif orchestral et choral est excessif pour la salle Favart. Les solistes les plus brillants sont aussi trop sonores pour le lieu. Le spectacle ayant été répété pour cette Salle Favart, il est dommage que les interprètes ne s'y soient pas adaptés.
Sous la baguette de Patrick Davin, l'orchestre joue en force, sans clarté, sans respiration, sans finesse. Après une ouverture excitante, en ce lieu même où Fra Diavolo séduisait et enthousiasmait en 2009, la pauvreté d'Auber éclate avec fracas : mélodie, harmonie, orchestration, rien ne séduit. La qualité instrumentale des vents de l'orchestre de la Monnaie ne convainc pas non plus comme celle du Cercle de l'Harmonie. Sous l'influence sans doute de la vision de la metteuse en scène, aucune tendresse n'émane non plus de la fosse, aucune morbidezza. Certains tempi étrangement traînants et instables nuisent à la construction de l'oeuvre comme à son élan dramatique.
Le choeur nombreux et sonore ne déploie pas une palette plus subtile. Du fait de son effectif et de l'encombrement du plateau par les danseurs, les hommes chantent en coulisses. Il en résulte des décalages, une réverbération et un grossissement supplémentaire du son. Ce choeur à qui on avait demandé de jouer en 1828, presque pour la première fois, comme un véritable protagoniste de l'action, Emma Dante le fait chanter en rangs d'oignons sagement alignés des côtés. La seule action scénique tolérée est la gesticulation d'Elena Borgogni, muette féline qui bondit et agresse à l'identique à chacune de ses interventions, archétype de ces personnages qui n'évoluent pas d'un iota du début à la fin d'une oeuvre. Face à elle, une dizaine de gardes jouent les repoussoirs. Gauches danseurs mais vigoureux acrobates, Emma Dante les prétend être "comédiens" et non danseurs, de même que la chorégraphie omniprésente de Sandro Maria Campagna n'est qu'une "collaboration aux mouvements" ! Étrange déformation à travers laquelle Emma Dante, à force de vouloir affirmer sa vision, semble s'acharner à la détruire. Elle veut désincarner les nobles, elle y réussit : alors qu'Alphonse et Elvire sont animés de sentiments et évoluent profondément au cours de l'oeuvre, elle les montre immuables en ridicules marionnettes perruquées. Qu'est-ce que le spectacle y gagne? Et le peuple, elle veut le défendre, mais quelle personnalité lui donne-t-elle? Un choeur repoussé sur les côtés ou en dehors de la scène, un marché folklorique digne de la Sonnambula, un pitoyable numéro de voiles ou de filets répété deux fois à l'identique par des pêcheurs-non-danseurs-mais-comédiens... Tout centrer sur Fenella, OK, mais l'orchestre d'Auber illustre ses pantomimes variées, tandis que la certes tonique Elena Borgogni s'agite de la même façon, en bête traquée, du début à la fin. Si l'on considère la pantomime comme un genre mièvre et méprisable, pourquoi accepter de mettre en scène La Muette? Si l'on refuse les ballets et si on leur préfère les dandinements moqueurs d'une bande de soudards, pourquoi accepter de mettre en scène La Muette? Si l'on refuse le grand spectacle de l'éruption du Vésuve pour le remplacer par la béatification de Sainte Fenella dans une niche dorée en haut d'un escalier, pourquoi choisir l'opéra qui fut à l'origine du "grand opéra romantique" français?
Passons rapidement sur le reste des décors : l'ampoule nue du peuple alterne avec le lustre de la noblesse, c'est une idée. Deuxième idée, des tissus évoquent peut-être les voiles des pêcheurs (par la matière) ou les filets (par la forme). Troisième et dernière idée, des portes montées sur roulettes sont poussées sur la scène, ouvertes ou fermées... Nues côté peuple, elles sont capitonnées de rouge côté noblesse. Elles donnent lieu entre autres à un jeu de scène idiotissime, où deux personnages montent successivement dans le cadre d'une porte tandis qu'elle est poussée à travers la scène...
Autres trouvailles dignes d'émoustiller le spectateur, les choristes femmes portent des robes à panier où plutôt sur le devant des paniers sans robe, ouverts sur leurs jambes nues éclairées par des ampoules de couleur... et les gardes trucidés par les rebelles se déshabillent et se tordent comme des vers, c'est à dire nus.
Le plateau vocal rachète-t-il le tout? Non. Depuis la première, Eglise Gutiérrez se fait déclarer souffrante. Elle n'est en effet pas à l'aise, éminemment prudente et souvent ululante plus que brillante. On ne sait donc pas encore ce qu'elle et le rôle d'Elvire, créé par rien moins que Laure Cinti-Damoreau, nous réservaient. à ses côtés, que des hommes : des seconds rôles graves bien tenus, dont le très sonore Pietro de Laurent Alvaro. Bel impact, mais est-il raisonnable de faire sonner à ce point le mécanisme lourd de son grave, quand on s'étiquette baryton et que l'on chante dans une si petite salle? D'une belle autorité dans la déclamation, il est plus faible dans les quelques passages aigus de son rôle, qui sonnent tout d'un coup détimbrés, déséquilibrés. Sa barcarolle du cinquième acte exigerait une maîtrise de la voix mixte.
Restent deux ténors, un russe et un américain mais qui partagent un métal similaire, généreusement dispensé en lieu et place d'une bonne définition de leurs voyelles. En suivant d'Alphonse, Martial Defontaine est bien plus adapté au style français et au lieu : sa voix est plus légère mais adaptée à la dimension de la salle, et on comprend parfaitement ce qu'il dit !
Excitant à son entrée à l'acte II, Michael Spyres irrite par son extrême nasalité dès le début de l'acte IV qui le montre à nu. Il n'est cependant pas plus nasal qu'Alfredo Kraus qu'il a peut-être pris, funeste erreur, comme modèle de style français ! Beaucoup de notes serrées nuisent au legato et à la compréhension des paroles autant qu'à la beauté vocale. Ses voyelles sont mal définies et son émission est généralement couinante. Fatigué par le début de sa scène dramatique, il montre ses limites dans sa jolie berceuse "Du pauvre seul ami fidèle", qu'il tente d'alléger mais en perdant son soutien.
Si la musique de La Muette n'est pas très intéressante, son livret est pitoyable. Les personnages sont tous plus antipathiques les uns que les autres, et ils expriment leurs sentiments avec un mélange ignoble de fausseté et de convention. Les rares sentiments qui auraient pu être justes et touchants, ainsi l'hospitalité de Masaniello, sont totalement gommés par la mise en scène. On y rime inlassablement sur des vers qui désoleraient même un rappeur, tels que "Quel est donc ce mystère / Qui les glace d'effroi? / Voilà donc ce mystère / Qui me glace d'effroi ! / Oui tel est ce mystère, / Oui j'ai trahi ma foi. / C'est pour cette étrangère / Qu'il a trahi sa foi. / Ô funeste mystère / Qui les glace d'effroi, / Voilà ce mystère" etc. etc.
Malgré toutes ses faiblesses, La Muette attend toujours son Minkowski, son Gardiner ou son Rhorer !
À voir jusqu'au 15 avril à l'Opéra Comique.
Alain Zürcher