Les Éclairs
Opéra Comique • Paris • 02/11/2021
Choeur Ensemble Aedes
Mathieu Romano (cc) Orchestre Philharmonique de Radio France Ariane Matiakh (dm) Clément Hervieu-Léger (ms) Aurélie Maestre (d) Caroline de Vivaise (c) Bertrand Couderc (l) |
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L'Opéra Comique nous offre la création d'une excitante commande. "Drame joyeux" en clin d'oeil à Mozart, Les Éclairs a été composé par Philippe Hersant sur un livret de Jean Échenoz. Si le héros est prénommé Gregor, il est inspiré par Nikola Tesla, inventeur entre autres du courant alternatif. Quel meilleur lieu pour l'accueillir que la salle Favart, inaugurée en 1898, première salle de Paris éclairée à l'électricté ? Mais de même que Nikola devient Gregor, et alors même qu'Edison reste Edison, les termes "courant alternatif" et "courant continu" ne sont jamais utilisés par le livret. Celui-ci se contente de termes plus vagues mais les distinguent bien, attribuant un (plus dogmatique?) "mon principe" à Edison et un (plus pratique?) "mon système" à Tesla. Est-ce pour renforcer l'universalité du sujet ?
On ne connaissait pas encore de talent théâtral à Jean Échenoz, qu'Olivier Mantei a sollicité pour cette création, mais malgré ou grâce à cette inexpérience, il a créé un véritable archétype de livret d'opéra, d'une clarté presque parodique dans sa structure, et parfaitement chantable !
Chantable, la musique de Philippe Hersant l'est aussi. Comme à son habitude, elle sonne néo-classique à l'oreille, voire néo-archaïque dans son écriture chorale, et n'hésite pas à se nourrir de références et de citations parfaitemment intégrées. Même une série de 12 sons y est incluse, en ultime pied de nez au dogmatisme du sérialisme officiel de naguère, ou plutôt pour l'intérêt musical que conserve ce procédé quand il ne remplace pas tous les autres. On ne s'étonne pas non plus qu'il cite dans une entrevue son écoute de Janacek, dont on entend, notamment dans l'interlude musical entre New York et le Colorado, l'utilisation des cuivres et la respiration dramatique très organique inscrite en profondeur dans l'orchestre. En plus épuré et moins jouissif, on pense aussi à Chostakovitch pour le rythme et le sarcasme. L'exaltation du progrès triomphant pourrait être celle de ce dernier dans Tcheriomouchki !
Comme souvent, Philippe Hersant est remarquable d'efficacité, de caractérisation dramatique et de coloration harmonique comme instrumentale dans la musique de chambre et l'intimité. Le passage au grand orchestre laisse par contre sur sa faim, apportant peu de complexité et des équilibres peu subtils. Les forte sont bruyants, certains choeurs couvrent les solistes - sans doute volontairement certes quand ces derniers sont dérangés par une foule de journalistes. À dessein sans doute aussi, le choeur vantant Horace Parker est peu subtil, et l'orchestration est alors industrielle, mécaniste et bruyante. Mais les éclairs du titre ou les phénomènes électriques ne semblent pas avoir inspiré le compositeur. Seule l'utilisation fréquente d'un synthétiseur y fait discrètement référence. L'efficacité vient là encore des éléments les plus simples : individualisation limpide d'instruments solistes, double instrumental clair pour Betty, sombre pour Edison, bruits réels de la ville ou des oiseaux, amusantes citations bien intégrées pour faire couleur locale ou décocher quelques clins d'oeil, comme avec la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak lors de l'arrivée à New-York ! Philippe Hersant nous épargne les extrêmes et les feux d'artifice, les climax désespérément tenus et répétés par certains de ses confrères.
Si la vision de la vie de Gregor-Tesla par Jean Échenoz est très sombre et quasi tragique, son livret ne respecte aucunement l'unité de lieu demandée par la tragédie. Compositeur comme librettiste insistent à juste titre sur le caractère cinématographique de leur création. L'enchaînement rapide des scènes contraste avec leurs oeuvres précédentes. Si cette rapidité ne nuit pas à la clarté de la narration, elle la rend cependant caricaturale. Pourquoi avoir voulu adopter et pousser jusqu'à l'absurde ces codes de rapidité auxquels les deux artistes ne semblaient pas a priori devoir adhérer ? Est-ce pour coller au génie si instantané et versatile de Tesla ? Mais quand Tesla travaillait une année pour améliorer les dynamos d'Edison, sur scène il semble sortir puis réentrer avec la solution ! Les deux créateurs semblent avoir voulu pousser à bout le zapping, mais est-ce pour son effet réel ou pour démontrer son inanité ?
Les enchaînements de scènes conduisent aussi à des changements à vue des décors, sans que des contrastes suffisants entre ces derniers permettent de se sentir vraiment dépaysé. Côté cour, des fenêtres sont inlassablement tournées dans un sens puis dans l'autre. Extérieur ou intérieur, intérieur riche ou pauvre, industriel ou bourgeois...?
J'ai aussi découvert, en lisant le programme après le spectacle, que le changement des costumes ainsi que de la skyline de New-York était censé suffire à faire comprendre que 50 années séparent les deux parties de l'oeuvre entre les actes II et III, malgré l'absence de vieillissement des personnages, ce que ne précise ni le carton projeté ni le résumé de l'argument dans le programme. Tant mieux pour Gregor, qui n'a donc pas fini sa fulgurante carrière l'année même de son arrivée à New York, mais plus proche de l'âge vénérable de 86 ans atteint par Tesla - dont l'hôtel miteux était d'ailleurs plutôt le Waldorf Astoria. (Sur la rivalité entre Edison-Edison et Gregor-Tesla associé à Parker-Westinghouse, on consultera avec avantage Wikipedia.)
Caricaturale aussi la définition sommaire des personnages, qui n'évoluent quasiment pas. Edison, tel Iago ou Mephisto, est le mal incarné, Norman est la bonté même et Ethel, telle Donna Elvira, est amoureuse monomaniaque de Gregor du premier au dernier instant. Betty, autre personnage féminin ajouté par Échenoz non seulement à la réalité mais aussi à son roman quasi éponyme Des éclairs, est heureusement, sinon plus complexe, du moins plus active, puisqu'elle commente et fait avancer l'action. Et Gregor, éternel idéaliste, passe tout de même par une période de luxe ostentatoire puis d'illumination douteuse.
Scéniquement, la dominante est grise et sombre, à l'inverse de la clarté apportée par l'électricité. Seuls les deux personnages féminins apportent une touche de couleur, chaude pour la sensuelle et maternelle Ethel, froide pour la moderne Betty. La ville industrieuse de New York est très présente, avec d'efficaces symboles comme Gregor assis tel Harold Lloyd sur une poutre suspendue dans le ciel. Les salons huppés de l'Upper East Side sont évoqués d'une manière aussi économique, mais dès lors moins convaincante.
Vocalement, la distribution est judicieuse et équilibrée, à l'exception du rôle titre que l'on suppose fatigué en ce soir de première, car il pousse une voix un peu blanche dont le formant du chanteur est absent, alors que les extraits de répétitions disponibles en ligne font entendre une émission plus timbrée et riche en harmoniques. Mais est-ce sa fatigue, son phrasé ou l'écriture de son rôle qui pose problème, quand il anonne de longues tirades en valeurs longues sans les soutenir et les relier, semblant juste les pousser l'une après l'autre ? Si Philippe Hersant a voulu ces longues phrases un peu plates, contrastant avec d'autres passages plus naturels et fluides écrits pour Gregor, il avait certainement en tête autre chose que leur réalisation de ce soir ? Si le tempo doit vraiment en être si lent, elles doivent, pour avancer et toucher, être nourries différemment par le timbre et le souffle. Vocalement, on pourrait imaginer un Wozzeck en Gregor, mais un plus fragile Pelléas comme Jean-Christophe Lanièce devrait convenir idéalement. Sa première intervention sur le bateau semble cependant ce soir trop aiguë, puis la scène avec Edison trop grave. Un meilleur équilibre est trouvé dans sa tirade à Ethel sur les orages ou dans leur scène finale, et sans doute tout son rôle se rassemblera mieux lors des représentations suivantes.
À ses côtés, André Heyboer est un Edison magistral, François Rougier est magnifique en Norman, Jérôme Boutillier (ex méchant Gaveston dans La Dame Blanche ici-même l'an dernier) est très juste en Parker, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur voluptueuse à souhait en Ethel, telle une Dalila gentille. Philippe Hersant lui offre les phrases les plus posées et caressantes, graves et calmes, où son phrasé et son legato, superbes comme ceux de François Rougier, font merveille. Betty est claire et légère, comme il sied à son rôle pimpant, qui évoque souvent une écriture de comédie musicale et rappelle l'émission presque droite de Dawn Upshaw dans le Rake's Progress de Stravinsky. Ce rôle éveille chez Elsa Benoit d'autres couleurs que celui d'Anna dans La Dame Blanche. Il inspire aussi à Philippe Hersant une écriture claire et presque répétitive, entre Adams et Sondheim.
La diction de tous est excellente, et l'écriture de Philippe Hersant permet une remarquable compréhension des paroles.
À voir jusqu'au 8 novembre 2021 à l'Opéra Comique.
Alain Zürcher