L'amour masqué
Musée d'Orsay • Paris • 03/02/2009
Emmanuel Olivier (piano)
Emmanuelle Cordoliani (ms) Émilie Roy (d) Julie Scobeltzine (c) Bruno Bescheron (l) |
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Quelques années après avoir accueilli une création française très réussie des opérettes Cox & Box de Burnand et Sullivan et Trial by jury de Gilbert et Sullivan, données par des étudiants londoniens, le Musée d'Orsay invite la classe d'art lyrique du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Si ses spectacles sont habituellement donnés au conservatoire ou à la Cité de la Musique voisine, on a déjà pu apprécier son travail sur la Flûte Enchantée à l'opéra de Massy.
Si les vertus pédagogiques d'une telle production sont certainement grandes, il s'agit aussi d'un spectacle parfaitement abouti, digne d'affronter les scènes et le public. On peut même se demander si, revoyant sa captation vidéo dans vingt ans, les étudiants de ce soir ne se prendront pas à rêver comme "Elle" en découvrant la photo de "Lui" jeune homme. Que seront ces chanteurs devenus? Auront-ils trouvé des cadres aussi favorables à l'épanouissement de leurs talents? Seul un travail en troupe pourrait prolonger les possibilités qu'offre un conservatoire.
L'oeuvre de Messager n'exigeant pas de prouesses vocales et le petit auditorium du musée d'Orsay ayant une excellente acoustique (à condition certes de se placer au fond de la salle), on peut se livrer ce soir au pur plaisir du spectacle, sans tiquer à aucune faiblesse vocale. C'est au contraire le jeu d'acteurs de ces étudiants qui épate, d'autant plus qu'Emmanuelle Cordoliani n'a rien retranché de l'efficace mais bavard livret de Sacha Guitry. C'est un tour de force d'avoir trouvé la (ou les) distance juste pour nous permettre de rire à toutes ces répliques si datées. Le second degré est certes appelé au secours en la personne d'un "choeur antique" qui utilise les quatre futurs invités supplémentaires requis par le bal masqué. Ce choeur est présent sur scène, vêtu comme il se doit "à l'antique", c'est à dire comme les Enfants Terribles de Cocteau (à voir la semaine prochaine à l'Athénée dans la version musicale de Philip Glass) se draperaient des rideaux du salon. Il réagit discrètement à l'action et récite les didascalies du livret, rendues comiques par ce traitement. Les deux servantes "jouent" aussi leur première intervention comme une leçon de théâtre donnée à l'une par l'autre (on pense aux Bonnes de Genet !), mais la suite de la pièce est heureusement jouée au premier degré. Cette introduction et ce choeur mettent cependant à distance suffisante l'oeuvre dans son ensemble, ce qui évite ensuite d'avoir à s'en désolidariser à chaque réplique trop plate ou trop grivoise. Les calembours les plus affligeants ("mes deux seins"/"médecin"...) sont dits le plus sérieusement du monde, et le style même de Guitry est admirablement rendu par une déclamation crânement assumée, qui met en valeur allitérations et rimes de mirliton.
Commandé à un Messager de soixante-dix ans par Sacha Guitry, l'oeuvre a été créée par lui-même et Yvonne Printemps dans les rôles d'Elle et Lui. Rien d'étonnant à ce qu'Elle hérite de la majeure partie des airs de la partition, qui ne se limite pas au célèbre "J'ai deux amants". Ils sont délicieusement chantés ce soir par Julie Fuchs, dont on admire le style français parfait. La deuxième servante, créée par rien moins que Marie Dubas, est la très piquante Chloé Briot, idéale dans ce rôle mutin. Camille Poul joue également bien la première servante. Reprenant le rôle de Sacha Guitry, Florent Baffi met un point d'honneur à ne jamais chanter en voix lyrique. Hovhannes Asatryan peut par contre laisser entendre une très belle pâte sonore dans le langage imaginaire du Maharadjah, qui n'est finalement pas très loin de celui de n'importe quel air d'opéra russe incompréhensible. Laurent Laberdesque est le seul à ne pas se dépouiller d'un timbre opératique quelque peu artificiel dans ses passages chantés. Zhe Chi est sans doute à la ville un très bon ténor, mais est ici judicieusement choisi pour jouer l'interprète du Maharadjah, avec son sérieux et son accent que soulignent la mise en scène.
Le bel intérieur art nouveau d'Émilie Roy est bien éclairé par Bruno Bescheron et les costumes de Julie Scobeltzine ont ce "chic" si cher à Guitry. Emmanuel Olivier offre au piano un accompagnement parfaitement dans le ton de l'oeuvre et est sollicité pour quelques interventions additionnelles, dont un non pas modeste, Guitry en serait incapable, mais naturellement emphatique "Madame est servie". Bref, ce spectacle est une réussite complète.
À voir à l'Auditorium du Musée d'Orsay les 5 et 7 février à 20h, dimanche 8 février à 15h.
Alain Zürcher