accentus
Chef de choeur : Christophe Grapperon Orchestre Insula Orchestra Laurence Equilbey (dm) David Bobée (ms) David Bobée, Aurélie Lemaignen (d) Alain Blanchot (c) José Gherrak (v) Stéphane Babi Aubert (l) |
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Soutenu par l'indispensable Palazzetto Bru Zane dans le cadre de son festival parisien, l'Opéra Comique ressuscite la Nonne Sanglante, deuxième opéra de Gounod après la belle Sapho imposée par Pauline Viardot. Une fois de plus, on découvre une oeuvre qui n'a rien à envier à d'autres qui sont restées au répertoire. Il est vrai qu'elle en est sortie pour de mauvaises raisons, ne plaisant pas au nouveau directeur de l'Opéra après ses onze premières représentations, qui avaient pourtant rencontré un bon succès.
On a rarement autant l'impression de goûter l'émotion originale des premiers auditeurs d'une oeuvre. Ses recréateurs nous la livrent en effet avec un grand enthousiasme et une grande fraîcheur. L'ensemble de la production s'inscrit dans une recherche d'efficacité très directe, sensible, économe, que l'on reçoit comme une évidence et non comme le produit d'un système, d'un choix a priori. Comme chez Gounod, on sent la recherche d'efficacité dramatique, parfois originale, parfois non, mais qui touche toujours juste.
La direction de Laurence Equilbey offre une lisibilité parfaite, permettant de goûter la structure comme les
coloris, et de décrypter une bonne partie des complexes ensembles vocaux composés par Gounod. Le finale de
l'acte I ("Ô terreur qui m'accable") est superbe, et l'ensemble qui suit au quatrième acte la
révélation de la Nonne est d'une ampleur qui semble le vouer à la cacophonie, mais il reste pourtant clair et
incisif ! On goûte là toute l'expérience chorale de Laurence Equilbey.
Insula Orchestra est rond sans lourdeur. Il offre dès l'ouverture une lecture étonnamment chambriste de
l'écriture de Gounod. Les passages les plus étranges et originaux, souvent liées aux apparitions de la Nonne,
sonnent ensuite avec une excitante modernité et une efficacité dramatique parfaite. Difficile d'éprouver cela en
écoutant une n-ième production de Faust, surtout interprétée par un pompeux orchestre moderne dans un
théâtre de répertoire ! Les cuivres naturels sont ici magnifiques et indispensables, et se marient superbement
aux bois. La grande scène des Morts du second acte, avec sa scansion à la Carmina Burana et une
utilisation des percussions très efficace, est d'une clarté saisissante.
La mise en scène de David Bobée est suffisamment littérale pour permettre de comprendre l'oeuvre. Sa direction
d'acteurs permet manifestement à chaque interprète de s'exprimer et de construire un personnage crédible. Les
scènes d'ensemble sont particulièrement bien "orchestrées". Ainsi, le rideau se lève sur une étonnante bataille
au ralenti, dont on se demande comment elle peut rester aussi silencieuse quand autant d'acteurs se mêlent sur
un plateau si exigu. Quelques danseurs vont bien sûr plus loin dans leurs mouvements que les choristes, mais
tous bougent et jouent leur part, avec moins d'artificialité que souvent.
Quelques modifications de l'oeuvre contribuent plutôt à sa compréhension et à son rythme : pendant l'ouverture
est joué le crime originel, l'assassinat de la Nonne par son amant ; le ballet est très raccourci et déplacé à
l'acte III. Il n'anime plus les noces mais sa musique accompagne un défilé des personnages du drame dans les
cauchemars de Rodolphe.
Parmi les très belles scènes, on peut remarquer la sobriété de celle réunissant au troisième acte la Nonne et
Rodolphe, simples silhouettes noire et blanche sur fond de nuages passant dans le ciel.
Côté maladresses, on peut regretter la scène inutilement répétée des soldats détrousseurs de cadavres - qui même
non répétée semble hors-sujet, à moins d'une signification psychanalytique, puisque nos artistes disent avoir
étudié l'oeuvre sous cet angle. Les soldats ne semblent malheureusement avoir répété leur jeu de scène que pour
rester sur celle-ci entre le premier et le deuxième acte, et se transformer en un choeur de buveurs dont on se
demande ce qu'ils viennent faire là. Ne sont-ils pas censés être des paysans d'après le livret ?
Il est difficile de défendre les décors à la vue des photos du spectacle, mais David Bobée et Aurélie Lemaignen
ont créé un cadre qui fonctionne quand on y est plongé. Certes, à l'époque de la création, il fallait en mettre
plein la vue en situant chaque acte dans un lieu différent. Ici, la vidéo et l'éclairage complètent l'unique
décor physique, mais il aurait été possible d'aller plus loin : bien que toute la scène des morts soit très
réussie et saisissante, la transformation du château ruiné en salle de banquet n'est pas parfaitement
compréhensible, alors que les moyens techniques actuels permettent beaucoup à peu de frais.
Le "gothique" n'a pas été surjoué dans l'esthétique, qui reste dépouillée et penche davantage vers le film
d'horreur, avec par exemple les effets produits par l'ensanglantement de la robe de la nonne ou ses yeux
révulsés. Les costumes comme les décors sont noirs, à l'exception du charmant couple paysan, aussi bleus que des
Schtroumpfs.
Les rôles sont distribués par Gounod de manière très déséquilibrée : Rodolphe est écrasant en quantité comme en qualité, en exigence vocale comme en présence sur scène. Le Baron de Moldaw est insignifiant, son rival le Comte de Luddorf ne s'exprime vraiment de manière centrale qu'au dernier acte, dont il fait soudain basculer le dénouement. Agnès est peu marquante, à peine esquissée, mais quand elle est sur le plateau, elle doit s'imposer et chanter à hauteur de Rodolphe. Le rôle de la Nonne est loin d'être écrasant mais il est très marquant et essentiel : une Nonne ridicule ferait sombrer toute une production. Enfin, Pierre l'Ermite et le page Arthur apparaissent plusieurs fois au premier plan.
Jean Teitgen est comme toujours magnifique d'autorité vocale, dans un rôle qui lui convient à merveille. André
Heyboer, annoncé souffrant, tirera sans doute tout le parti de son rôle une fois guéri.
En progrès constant depuis son Masaniello de la Muette de Portici ici-même en 2012, son
Baron de Mergy du Pré aux Clercs en 2015
et son formidable Mitridate au TCE en 2016, Michael
Spyres est un des rares titulaires possibles du rôle. On craint au premier acte qu'il ne se laisse aller à
pousser un médium vaillant mais un peu creux et à chanter en force les aigus que Gounod exige régulièrement de
lui, mais il concentre peu à peu son émission, plus lyrique dès le second acte, guidé peut-être au troisième
vers plus de légèreté par sa jolie scène lyrique avec Arthur, jusqu'à son air de facture très classique Un
jour plus pur. Au dernier acte, il parvient à une suprême efficacité vocale, mordante sans nasalité, qui
semble bien augurer de son retour sur scène après-demain, et chaque jour pair jusqu'au 14 ! Un
Heldentenor wagnérien n'accepterait cependant jamais une telle succession de dates !
En Agnès, Vannina Santoni semble à la limite de ses moyens au premier acte, avec une respiration trop haute et
une expiration appuyée de haut en bas, mais s'impose au dernier acte avec une voix plus concentrée.
Marion Lebègue s'est glissée dans la peau de la Nonne avec une délectation presque effrayante. Elle a trouvé le
style déclamatoire idéal pour l'incarner, par une remarquable gestion du souffle et des registres, conduisant sa
voix de l'aigu au grave d'une manière saisissante qui évoque le mélodrame berliozien.
Passée par l'Académie de l'Opéra Comique, Jodie Devos a
déjà été entendue plusieurs fois ici-même depuis 2015. Elle trouve ce soir un rôle idéal pour elle, dans lequel
elle se glisse à merveille, contrairement à certains de ses camarades, que l'impossibilité d'écouter en boucle
un CD pour apprendre leur rôle a pu ralentir dans leur maîtrise de celui-ci. Jodie Devos a pleinement intégré le
choix de faire du page de Rodolphe un Gavroche délicieux et touchant. Son timbre acidulé comme un bonbon est
idéal. Ses deux airs sont piquants et contrastent heureusement avec la tonalité lugubre de l'oeuvre. Comme pour
l'air de Rodolphe, on se demande pourquoi les airs d'Arthur ("Ah ! qu'il est heureux mon maître",
Un page de ma sorte mais aussi la partie centrale de son duo suivant avec Rodolphe) ne figurent pas
dans les anthologies d'airs pour soprano.
Olivia Doray et Enguerrand de Hys sont parfaits dans leurs petits rôles du couple paysan.
Les représentations de La Nonne sanglante se sont achevées sur un triomphe unanime, le
public applaudissant à tout rompre la dernière du 14 juin, à juste titre, car les quelques
faiblesses de la première ont été gommées. Tous les chanteurs sont bien entrés dans leur personnage et sont en
grande forme vocale dès le début, avec des émissions plus concentrées et efficaces jusqu'à la fin. Michael
Spyres est d'une vaillance stupéfiante, donnant tout mais sans forcer, en ménageant son capital. Gounod lui
demande de l'intensité et des aigus ("Car je l'aime...") dès son entrée, lui fait non seulement chanter
les airs Du seigneur, pâle fiancée et Un jour plus pur et d'exigeants duos, mais le maintient
en fait sur scène presque sans interruption !
Vannina Santoni est ce soir aussi impressionnante en Agnès que Marion Lebègue en Nonne. Cette dernière timbre
même mieux ses aigus que le soir de la première. André Heyboer n'a malheureusement pas guéri mais a été remplacé
par Jérôme Boutillier, qui chante au quatrième acte de vaillants couplets à boire, avant de faire entendre au
dernier acte les affinités entre Luddorf et le Rodrigue du Don Carlos de Verdi.
Le seul défaut de cette dernière représentation est d'avoir empêché d'assister au Faust dirigé en même temps par Christophe Rousset au TCE. Cette version opéra-comique inédite de 1859, coproduite elle aussi par Bru Zane, a-t-elle sorti Faust de sa platitude pour le hisser au niveau de la Nonne sanglante? À l'écoute de cette dernière, on se prend à imaginer qu'un succès plus durable lors de la création aurait conforté Gounod dans sa créativité, au lieu de le condamner à brosser les directeurs et le public dans le sens du poil pour gagner sa croûte. Bien des richesses et audaces harmoniques de la Nonne ne se retrouvent aucunement dans Faust, mais seront par contre reprises et développées par Bizet, qui mourra hélas prématurément. Si ces deux compositeurs français avaient pu poursuivre leur meilleure trajectoire, c'est tout l'équilibre entre le répertoire italien et le répertoire français qui aurait été bouleversé pour plus d'un siècle !
Une formidable découverte, à voir (et revoir) jusqu'au 14 juin à l'Opéra Comique. à voir sur Culture Box en direct le 12 juin 2018, et ensuite en replay.
Alain Zürcher